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Épisode de la retraite des Dix-Mille
Cette œuvre est un tableau historique intitulé Épisode de la retraite des Dix-Mille, peint par Adrien Guignet vers 1843. Il s’agit d’une huile sur toile (100 × 179 cm), conservée au musée du Louvre, sous le numéro d’inventaire DL 1972-1. Ce tableau romantique illustre un épisode marquant de l’Anabase de Xénophon, qui relate l’épopée de la célèbre armée grecque des Dix-Mille, composée de mercenaires engagés par le prétendant perse Cyrus le Jeune. Après la mort de ce dernier à la bataille de Counaxa en 401 av. J.- C., les mercenaires, isolés en territoire ennemi, entreprennent un périlleux retour vers la Grèce. La scène représente l’une des nombreuses embuscades qu’ils subissent en terrain montagneux, mettant en lumière la violence des affrontements et les difficultés extrêmes de cette retraite devenue légendaire.

Compte rendu de la séance : Séminaire présenté par Anne-Emmanuelle VEISSE « Conflits du travail et mercenariat dans le monde grec » 01/04/2025

Thématique présentée par la spécialiste Anne-Emmanuelle Veïsse dans le cadre du séminaire : "Travail et société (2024-2025)" organisé par les professeurs Corine Maitte et Matthieu Scherman.

 

Le mercenariat antique est le plus souvent abordé sous un angle strictement militaire. Dans le cadre de ce séminaire Mme Anne-Emmanuelle Veïsse, professeure d'histoire ancienne à l'Université Gustave Eiffel et spécialiste du monde grec hellénistique, propose d’en renouveler la lecture en l’envisageant sous l’angle du travail salarié. Le mercenaire y apparaît avant tout comme un professionnel de la guerre, dont l’action est motivée par une rémunération. Cette approche enrichit notre compréhension de cette activité professionnelle singulière, tant dans le monde grec qu'à Carthage, où les relations entre la cité et ses mercenaires furent particulièrement conflictuelles.

 

Brève histoire du mercenariat grec

 

Les premières mentions du mercenariat grec apparaissent à la fin du VIIe siècle av. J.-C. Ce phénomène disparaît ensuite des sources pour le reste de l’époque archaïque, pour réapparaître au cours du Ve siècle qui ouvre l’époque dite classique. Cependant, l'idéal militaire valorise l’armée composée de citoyens, perçus comme les seuls pleinement légitimes pour défendre la cité. Si certaines cités peuvent ponctuellement intégrer des non-citoyens (périèques, métèques, voire esclaves), le recours aux mercenaires demeure marginal et n’est ni valorisé socialement, ni institutionnalisé. La guerre du Péloponnèse (431–404 av. J.-C.), par sa durée et sa brutalité, constitue un tournant dans l’histoire du mercenariat grec. Le conflit engendre un besoin accru de soldats, favorisant ainsi l’essor du mercenariat, aussi bien en Grèce que dans les régions voisines. À l’issue de la guerre, les destructions et la désorganisation économique plongent de nombreux Grecs dans la misère, les poussant à se tourner vers le métier des armes pour assurer leur subsistance. Au IVe siècle, la fréquence croissante des conflits, qu’ils opposent les cités grecques entre elles, les Grecs aux Perses ou qu’ils surviennent au sein même de l’Empire perse, contribue à renforcer la demande en mercenaires. Cette dynamique se prolonge avec le lancement, en 334 av. J.-C., des expéditions militaires d’Alexandre le Grand contre l’Empire perse. Le recours au mercenariat se poursuit durant la période hellénistique (323–30 av. J.-C.), marquée par les luttes entre les prétendants à la succession d’Alexandre. La bataille de Raphia en 217 av. J.-C., rapportée par Polybe dans le livre V de ses Histoires, en offre un témoignage éloquent : sur l’ensemble des hommes engagés dans l’affrontement, près d’un tiers seraient des mercenaires.

 

Qu’est-ce qu’un mercenaire ?

 

Dans l'antiquité grecque, le mercenaire peut être défini comme un travailleur de la guerre qui met ses compétences militaires au service d’un employeur en échange d’une rémunération. Cette réalité est inscrite dans l’étymologie même du mot. En latin, mercenarius désigne « celui qui est loué contre argent ». En grec, le terme misthophorosest utilisé — formé à partir de misthos (salaire) et phoros(porteur) — il désigne littéralement « celui qui reçoit un salaire ». On trouve également le mot misthodotès, terme désignant celui qui verse ce salaire. D'autres termes viennent enrichir le vocabulaire grec lié au monde du mercenariat. Xénos  signifie  « étranger», et c’est souvent en tant qu’étrangers que les mercenaires sont perçus dans les cités. Le xenologos est, quant à lui, le fonctionnaire chargé dans une cité du recrutement des troupes étrangères. Enfin, stratiotès est un terme plus générique pour désigner un soldat.

Le recrutement des mercenaires dans le monde grec ne se fait que rarement de manière strictement individuelle. Il s’effectue le plus souvent par contingents, dirigés et représentés par un ou plusieurs chefs de guerre. Cette pratique présente un avantage logistique évident : elle facilite l'enrôlement de troupes en bloc. Toutefois, elle comporte également un inconvénient non négligeable, ces groupes structurés disposent d’un poids collectif plus important lors des négociations entre employeurs et employés. Certains lieux sont réputés dans les sources pour être des points de rassemblement et de recrutement de mercenaires comme le cap Ténare, situé à l'extrémité sud du Péloponnèse. Les termes de l’engagement portent principalement sur le montant de la solde, versée exclusivement en argent. Pour répondre à ce besoin, les frappes de monnaies d'argent dans le monde grec et perse augmentent à partir du IVe av. J.-C. La solde est généralement versée en une seule fois, à la fin du contrat, auquel s'ajoute une indemnité quotidienne, appelée sitèrèsionou sitonoion, prévue pour couvrir l’entretien courant du mercenaire. Les sources du IVe siècle av. J.-C. indiquent qu’un mercenaire reçoit environ une drachme par jour, soit l’équivalent d’un ouvrier moyennement qualifié ou d’un maître d’école. Cette rémunération ne constitue pas un revenu élevé c'est pour cela que le véritable espoir d'enrichissement pour le mercenaire repose sur le butin obtenu lors des opérations de guerre. L'engagement reste de surcroît limité dans le temps, en raison du rythme saisonnier des campagnes militaires. Bien que les sources à notre disposition soient centrées sur le monde grec, le modèle du mercenariat s’inscrit dans un phénomène plus large, observable dans l’ensemble du pourtour méditerranéen.

 

Employeurs et mercenaires : une relation sous tension

 

Le recours aux mercenaires n’est pas sans risques. Souvent motivés par des considérations économiques, ces soldats peuvent se montrer instables, voire se retourner contre leurs employeurs en cas de conflit d’intérêts ou de retard de paiement. Les auteurs antiques soulignent fréquemment le danger que représente une force dont la fidélité repose uniquement sur un contrat financier.

Cependant, cette image mérite d’être nuancée, en effet, les cas avérés de trahison ou de rupture de contrat demeurent rares dans les sources sauf en cas de non respect des engagements financiers. C'est dans cette configuration qu'éclate la révolte des garnisons de mercenaires de Philétaireia et d'Atteleia contre le roi Eumène Ier, dynaste de Pergame vers 260 av. J-C. Bien que non mentionné ailleurs, l’événement est connu grâce à une stèle qui fait mention de 3 copies sur lesquelles sont gravées les détails de l'accord entre le souverain et les mercenaires. Il y est garanti le paiement intégral du solde non payé, sans déduction sur les rémunérations à venir, signe d’une volonté d’apaisement et de respect de ses obligations. Rendre l’accord public lui permet aussi de renforcer son image de dirigeant fiable. L’inscription mentionne également la présence des familles de soldats, ainsi que la prise en charge des orphelins, signalant une forme de protectionsocialegarantiepar l’employeur.

Un autre épisode de conflit célèbre survient à la fin de la Première Guerre punique (264–241 av. J.-C.). Carthage, vaincue par Rome, doit payer de lourdes indemnités et ne peut rémunérer son armée de 20 000 mercenaires, principalement libyens. Pour gagner du temps, le Sénat carthaginois décide d'éloigner les troupes de la cité. Cette stratégie se retourne contre Carthage, les mercenaires regroupés développent des solidarités et formulent des revendications : paiement de leur solde, remboursement des chevaux perdus et du blé consommé au prix fort. Face à l'inaction de Carthage, les mercenaires ravagent le territoire, rejoints par des Libyens révoltés et des cités insurgées, entraînant une guerre civile connue sous le nom de « guerre des Mercenaires », qui dure environ trois ans et quatre mois. Selon Polybe, l'armée rebelle forte de près de 70 000 hommes est finalement vaincue en 238 av. J.-C. par le général Hamilcar Barca. Dans les Histoires, l’auteur antique utilise cet exemple pour dénoncer les dangers du mercenariat et expliquer la supériorité militaire de Rome, fondée sur une armée de citoyens.

 

 

Conclusion

 

Envisager le mercenariat antique sous l’angle du travail salarié permet de renouveler l’analyse de cette pratique, souvent cantonnée à sa seule dimension militaire. Loin d’être marginal, le mercenariat répond à des besoins stratégiques bien réels des cités et royaumes en guerre, tout en mettant en lumière des formes précoces de relations contractuelles. Structuré autour d’accords formels, d’une rémunération et parfois même de mécanismes assimilables à une protection sociale, il s’inscrit dans une logique de marché du travail où peuvent émerger des tensions entre employeurs et employés, Comme en témoignent les révoltes déclenchées par des soldes impayées. Ce phénomène constitue dès lors un prisme d’analyse fécond pour interroger les notions de travail, de loyauté et de professionnalisation dans les sociétés anciennes.

 

Rédigé par Céline Dago (n°245728), Ethan Naal (n°28129) & Robinson Grimont (n°287367), étudiants en M1/M2 recherche Histoire université Gustave Eiffel. 

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