Pierre-Benoît Roumagnou, agrégé d’histoire et auteur d’une thèse sur les justices seigneuriales dans les environs de Paris à l’époque moderne à Sorbonne Université, est intervenu le premier avril dans le cadre du séminaire Lieux de justice présenté par Diane Roussel. Son intervention fait suite à la publication de son dernier livre, Traquer. La police parisienne et les protestants en 1685. Il s’agit d’une étude sur la mise en place d’un dispositif de répression policière à la suite de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685.
P.-B. Roumagnou commence en nous expliquant le processus qui l’a conduit à entamer cette étude, processus conditionné par trois éléments. Il part d’abord d’une lacune dans la bibliographie sur la police concernant la deuxième moitié du XVIIe siècle et le premier XVIIIe siècle, alors que les périodes précédentes et suivantes sont mieux documentées. La police française et particulièrement la police parisienne sont alors en pleine période de restructuration. À partir de la Fronde, on passe petit à petit d’une police communautaire, organisée par quartier par les habitants eux-mêmes et encore largement basée sur le conseil, à une police plus autoritaire et administrative. Le moment fort de ce changement est la création en 1667 de la Lieutenance générale de police (actuelle préfecture de police de Paris) avec à sa tête Gabriel Nicolas de la Reynie. C’est lui qui va façonner l’institution et se charger de la traque des 6 000 à 9 000 protestants qui vivent alors à Paris et prient au temple de Charenton. La communauté protestante de cette période fait par ailleurs l’objet d’une deuxième lacune bibliographique, concomitante de la première.
Ce trou dans la bibliographie est compensé par le deuxième élément constitutif de l’étude de P.-B. Roumagnou, à savoir l’abondance de documentation. C’est à cette période que commence à apparaître la documentation contemporaine par institution et on trouve encore de nombreuses collections, c’est-à-dire des fonds privés rassemblés par un seul individu. Cette documentation permet de reconstituer la quasi-totalité de la chaîne de commandement de la police parisienne l’année suivant la révocation de l’édit de Nantes.
Une fois le trou dans la bibliographie identifié et la documentation rassemblée, passer d’un domaine de recherche à une thèse nécessite une question. Le parti pris vis-à-vis de la documentation consiste à la prendre dans son propre sens, c’est-à-dire à utiliser les sources policières pour étudier la police et son action. L’angle d’attaque est la crise comme révélateur de l’action policière et comme moment de changement pour l’institution. De manière plus personnelle, P.-B. Roumagnou explique enfin qu’il a été influencé par l’actualité des affaires de violence policière (Vincent Crase et Alexandre Benalla) ainsi que par les études de Laurent Joly sur la rafle du Vél’d’Hiv et de Jérémie Foa sur le massacre de la Saint-Barthélemy. Ces deux études se focalisent sur le « comment » plutôt que sur le « pourquoi », parti pris qu’il reprend pour son travail.
La suite du séminaire raconte donc la traque des protestants parisiens après la Révocation de l’édit de Nantes. P.-B. Roumagnou nous explique que jusqu’à sa révocation, le pouvoir interprète l’édit « à la rigueur », c’est-à-dire qu’il y cherche n’importe quel moyen d’empiéter sur les libertés des protestants. C’est donc une bataille judiciaire perdue d’avance pour les protestants puisque le roi est à la fois juge et partie dans l’affaire. Ils sont alors arrêtés sur trois thèmes : faire triompher le catholicisme dans l’espace public, empêcher la reproduction du protestantisme et exclure les protestants des fonctions juridiques et médicales. C’est une période où le relativisme religieux n’existe pas et où la tolérance est perçue comme une valeur négative. Les catholiques sont convaincus de détenir la seule vérité et ainsi de pouvoir sauver les protestants.
Le pouvoir use alors de différents moyens pour contraindre les protestants à se convertir au catholicisme : liste de livres à lire, obligation d’exercer son métier au sein d’une corporation qui a son saint patron mais surtout diverses tentatives de mettre la main sur les enfants pour les ondoyer ou les convertir.
Après la révocation en 1685, les pasteurs ont obligation de partir ou de se convertir mais le reste des fidèles ont cependant l’interdiction de s’enfuir et donc l’obligation de se convertir. À Paris, la police abat le temple de Charenton et dresse des listes par rues des protestants contenant le plus d’informations possibles. Les conversions sont confiées à la Reynie, proche des milieux catholiques dévots, qui doit faire vite et réunit autour de lui une équipe de policiers fidèles. Ils usent de plusieurs types de menaces pour pousser les protestants à se convertir, allant de la simple interdiction d’ouvrir boutique à la séparation forcée de la famille, le père étant placé en prison. L’opération est un succès symbolique pour la police qui déclare en 1786 qu’il ne reste que 46 protestants à Paris. Bien que P.-B. Roumagnou s’interroge sur ce chiffre, il est évident pour lui qu’il aide la police à se légitimer.
Commence ensuite la deuxième phase de l’opération, le départ des protestants vers l’étranger et le « jeu du chat et de la souris » mis en place par la police pour attraper les fuyards. Elle doit pour cela trouver des moyens de suivre les flux pour être vraiment efficace et ne pas se contenter d’attraper quelques maladroits. Les protestants qui cherchent à quitter Paris commencent par maquiller leur identité (en changeant de nom ou en feignant d’être catholiques) puis doivent trouver un moyen de se déplacer jusqu’à leur terre d’accueil (essentiellement les Provinces-Unies) à l’aide d’un guide. Leurs moyens varient dépendant de leur fortune. Les plus pauvres se contentent d’une simple liste de lieux et les plus riches peuvent bénéficier d’un faux passeport diplomatique et voyager comme domestiques. Les profils des guides sont également variés : protestants, prêtres catholiques ou simples catholiques attirés par l’appât du gain. De l’autre côté, la police met en place un véritable réseau lui permettant de collecter des renseignements grâce à des informateurs de diverses natures ou aux réseaux d’espions des ambassadeurs. La traque est en partie confiée à d’anciens militaires, réputés fiables et connaissant bien les régions sur lesquelles ils se déplacent.
La traque change de nature à partir de la fin 1786, quand les départs pour Paris se raréfient. Il faut alors traquer les prêtres qui reviennent consoler leurs fidèles et les enfermer jusqu’à ce que mort s’ensuive. On ne prend pas le risque de les condamner à mort pour éviter d’en faire des martyrs. Le pouvoir peut également provoquer des incidents diplomatiques pour pouvoir arrêter les protestants réfugiés dans les ambassades étrangères. Tout cela doit cependant avoir lieu en faisant en sorte que les protestants étrangers puissent continuer à faire du commerce en France, notamment lorsqu’il s’agit d’anciens Français. La dernière partie consiste à surveiller les protestants convertis. Il leur est par exemple interdit d’être voisins de palier et la police s’assure qu’ils vont bien à la messe. La situation se tasse à la fin du siècle. Beaucoup de protestants parisiens arrêtent de cacher leur confession. En une cinquantaine d’années, leur statut s’améliore pour atteindre quelque chose de proche de celui juifs de la capitale dans les années 1750. Ils disposent par exemple d’un cimetière proche de Paris.
Quel est le bilan de cette traque ? P.-B. Roumagnou considère plutôt l’opération comme un échec avec le départ de 5 000 protestants et la perte du contrôle qu’avaient les autorités quand la bataille contre le protestantisme, devenue protéiforme, était essentiellement juridique (et donc à l’avantage du pouvoir). La police a tout de même réussi à convertir 4 000 nouveaux catholiques, certains sincères, d’autres non, beaucoup dans un entre-deux. C’est cependant une période de grands changements pour la police, qui use de moyens beaucoup plus formels et administratifs qu’avant et met en place une chaîne de commandement claire allant des ordres du roi aux jusqu’aux petits exécutants de terrain. C’est à ce moment que la police acquiert une indépendance à l’égard de la justice, autonomie qui fonde encore aujourd’hui la distinction entre le ministère de la justice et celui de l’intérieur.