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Prisons et lieux d’enfermement à l’époque moderne : nouveaux objets et renouvellements historiographiques

Ce séminaire du 4 mars 2025, consacré aux lieux de justice et animé par l’historienne Diane Roussel, porte sur les prisons et les lieux d’enfermement à l’époque moderne, ainsi que sur l’évolution historiographique autour de ce sujet. Le philosophe Michel Foucault avec son ouvrage, Surveiller et punir : Naissance de la prison, publié en 1975 chez Gallimard, constitue un point de départ incontournable de cette réflexion. Dans ce livre, le philosophe français expose sa vision de l’évolution du modèle carcéral et de la naissance de la prison contemporaine. Il l’articule autour de quatre chapitres intitulés Supplice, Punition, Discipline, Prison. Ces quatre termes, d’une extrême concision, reflètent la pensée et la logique de ce que l’on nomme aujourd’hui le paradigme foucaldien. Cet écrit demeure une référence indispensable pour toute personne ou tout chercheur s’intéressant à cette thématique.

 

La théorie de Foucault s’appuie sur l’idée que la Révolution française et la naissance de la République marquent un tournant décisif dans la transformation de l’exercice de la justice moderne. L’application des peines sous l'Ancien Régime reposait sur un système de punitions corporelles. Pour illustrer son point de vue, le philosophe prend l’exemple de Robert-François Damiens, auteur d’un attentat contre la personne du roi Louis XV, qui est condamné à la peine capitale et écartelé en public sur la place de Grève à Paris en 17571. La Révolution met un terme à ce type de pratiques et les remplace, par des peines d’emprisonnement, permettant aux condamnés une forme de rédemption vis-à-vis de la société. Le condamné doit non seulement répondre de son comportement déviant, mais aussi passer par une phase de rééducation incarnée par la durée de son emprisonnement et par les différents travaux auxquels il sera contraint. La suite logique de ce raisonnement mène, au XIXe siècle, à une augmentation du nombre d'établissements pénitentiaires et au développement de nouveaux types d’architecture carcérale sur le modèle de la prison panoptique. Développée à la fin du XVIIIe siècle par le philosophe anglais Jeremy Bentham, elle se présente sous la forme d’un édifice hexagonal où les différentes ailes convergent vers une pièce centrale occupée par le gardien. Cette architecture représente une évolution importante car elle permet d’exercer une double forme de surveillance. Tout d’abord de manière directe car le surveillant peut aisément observer les détenus depuis son poste. Mais aussi indirecte, car les prisonniers ont le sentiment d’être constamment observés, les incitant donc à adopter un comportement docile. Cette forme panoptique incarne véritablement un progrès social pour les penseurs de l’époque, qui estiment que ce modèle est une manière plus humaine d’enfermement. Ce nouveau modèle d’architecture carcérale s’exporte partout dans le monde occidental, y compris en France au cours du XIXe siècle. La construction de la prison de la Roquette à Paris à partir de 1826 en constitue un exemple caractéristique.

 

La théorie de Foucault, bien que stimulante intellectuellement, est limitée par les sources qu’il mobilise : les sources réglementaires et les discours du pouvoir ne permettent pas de mener une histoire sociale de l’enfermement. L’historiographie a connu d’importantes évolutions notamment sur l'appréhension de la prison médiévale et de l’Ancien Régime. Pendant longtemps, elle fût simplement considérée comme un lieu de sûreté dans laquelle le détenu patientait dans l’attente de son jugement permettant ainsi d’éviter toute tentative d’évasion. Elle exercerait donc ici une simple fonction préventive et non répressive. Cependant, ce raisonnement exclut certaines catégories de prisonniers, notamment ceux emprisonnés pour dette. Le travail de thèse de l’historienne médiéviste Julie Claustre, Dans les geôles du roi : L'emprisonnement pour dette à Paris à la fin du Moyen Âge (2017), permet de combattre ce premier préjugé en mettant en lumière cette forme d’emprisonnement grâce à l'exploitation des archives du Châtelet. Un second préjugé repose sur l’idée qu’il n’existerait pas pendant l’Ancien Régime de lieux d’enfermement à visée corrective. Pourtant, les expériences d’enfermement sont plurielles. Michel Foucault parle ainsi de « Grand Renfermement » pour désigner le phénomène par lequel les autorités urbaines décident d’enfermer les indésirables et les marginaux pour les exclure de l’espace public. En 1656, la création de l'Hôpital général de Paris illustre cette volonté du pouvoir royal du renfermement des populations pauvres. Cette institution se décline en plusieurs établissements notamment avec la Salpêtrière, la Pitié ou Bicêtre. Cependant, les historiens considèrent le Grand Renfermement davantage comme un fantasme des autorités que comme une réalité, en raison des difficultés de financement pour l’entretien de ces institutions. Par ailleurs, l’enfermement par lettres de cachet, généralement représenté comme outil de répression arbitraire du roi, répondait en réalité souvent à la demande des familles, cherchant à faire interner un proche jugé encombrant2. L’ouvrage de l’historienne Jeanne-Marie Jandeaux, Le roi et le déshonneur des familles. Les lettres de cachet pour affaires de famille en Franche-Comté au XVIIIe siècle, publié en 2017, permet une nouvelle fois de nuancer des préjugés tenaces sur la justice d’Ancien Régime.

 

Le professeur néerlandais Pieter Spierenburg adopte une lecture différente de l’évolution de la criminalité dans la société de l’Ancien Régime et propose une alternative au paradigme foucaldien. Dans ses deux ouvrages, The spectacle of Suffering (1984) et The Prison Experience: Disciplinary Institutions and Their Inmates in Early Modern Europe (1991), il démontre l’importance de considérer le point de vue de l’individu et les émotions en se détachant de la documentation administrative produite par les autorités tels que les discours ou les règlements. Spierenburg est fortement influencé par les écrits du sociologue allemand Norbert Elias, qui soutiennent que le recul de la violence ne résulte pas d’une injonction du pouvoir, mais d’un processus de « civilisation des mœurs » qui s’inscrit dans la durée. Cette approche offre donc une autre lecture de l’évolution de la criminalité et de la violence en se détachant de la théorie de Foucault sur la « disciplinarisation » de la société. Tout ceci met en évidence la volonté pour les historiennes et les historiens d’élargir leur champ d’étude en intégrant de nouvelles sources, permettant de mieux prendre en compte l’expérience individuelle de l’enfermement et ainsi de produire une histoire plus proche de la réalité.

Sophie Abdela dans, La prison parisienne au XVIIIe siècle : Formes et réformes, publié en 2019, prend également le contrepied de Foucault en affirmant que le système carcéral de l’Ancien Régime subit d'importantes transformations déjà avant la Révolution française. Elle s’appuie sur la documentation produite par quatre prisons parisiennes : le Petit et le Grand-Châtelet, la Conciergerie et le Fort-l’Évêque. Son argumentation repose sur l’idée que la prison, pleinement insérée dans le tissu urbain et social de Paris, est une reproduction à petite échelle de la société, reproduisant dans son enceinte les inégalités et les hiérarchies. D’autres historiens proposent des lectures innovantes de l’histoire carcérale et s’inscrivent dans ce renouveau historiographique. C’est le cas de Natalia Muchnik, qui, dans son ouvrage Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle), publié en 2019, étudie la question de l’enfermement des minorités religieuses, ou de Renaud Morieux, The Society of Prisoners: Anglo-French Wars and Incarceration in the Eighteenth Century, 2019. Le programme dirigé par Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre et Élisabeth Lusset (dir.), Enfermements. Le cloître et la prison (VIe-XVIIIe siècle)

a donné lieu à des publications et un webdocumentaire innovant sur Clairvaux : cloitreprison.fr.

 

Un dernier point abordé lors de ce séminaire concerne le devenir de ces anciennes prisons. Faut-il les détruire, les reconvertir, les ouvrir au public ? Au début des années 1970, Michel Foucault s'insurgeait contre la destruction de la prison de la Petite Roquette. De nombreuses personnes défendent l’idée de préservation de ces anciens lieux d'incarcération qui, bien que marqués par une sombre réputation, contribuent à la mémoire collective. Le développement d’une nouvelle tendance touristique, le dark tourism, témoigne de l’attrait que peut représenter l’ouverture de certains de ces lieux aux visiteurs. Cependant, la frontière entre voyeurisme et transmission mémorielle peut rapidement être franchie si cette démarche n’est pas accompagnée d’explications historiques appropriées.

 

Mathieu Girault

Master 1 Histoire, Université Gustave Eiffel

1 Il est important de préciser que Damiens subit un ensemble de supplices dont l'écartèlement ne représente que l’étape finale de son exécution.

2 Par exemple, le Marquis de Sade (1740-1814) est enfermé au château de Vincennes par lettre de cachet à la demande de sa belle-famille, à la suite de différents scandales.

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