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L'atelier de Jan van Eycke
estampe 14 tirée de Nova Reperta, [1600], gravure au burin pat Théodore Galle, Folger Shakespeare Library, Washington

     Valérie Auclair, maîtresse de conférences à l’Université Gustave Eiffel et historienne de l’art spécialiste de la peinture et du dessin durant la Renaissance, nous a présenté son séminaire intitulé La place de l’invention dans le processus de création des œuvres d’art en France et en Italie au XVIe siècle dans le cadre du séminaire Travail et société animé par Corine Maitte et Matthieu Scherman.


     Le séminaireest introduit par une réflexion lexicographique sur l’histoire du mot « invention ». En étudiant l’évolution sémantique du mot, V. Auclair retrace l’évolution historique du rapport entre art et artisanat. Celui-ci tire son origine du latin « inventio », mot du lexique rhétorique se rapportant à l’idée de piocher dans des lieux communs pour construire son discours. Il conserve à peu près ce sens dans les dictionnaires médiévaux tout en perdant sa connotation juridique ; il était alors principalement utilisé dans le cadre de plaidoiries. Le sens le plus proche serait alors celui de « trouvaille ». Ce n’est que dans les traités poétiques de la Renaissance, période de référence de V. Auclair, que le mot se rapproche de son acception actuelle en intégrant l’idée de nouveauté.

     Cette partie lui permet d’introduire la première œuvre sur laquelle se penche le séminaire, Le Massacre des innocents, gravure du Bolonais Marcantonio Raimondi (1480-1534) sur un dessin de Raphaël. Une inscription sur le côté du tableau crédite Raphaël comme « inventeur » du tableau tandis que Raimondi en est le « faiseur ». L’inventeur est donc l’artiste à l’origine de l’idée mais non l’exécutant, qui est en l’occurrence le graveur.
On voit apparaître le thème de la division du travail artistique, thème qui se précise avec le tableau suivant, L’atelier de Jan van Eyck, du Néerlandais Jan van der Straet (1523-1605) qui imagine à quoi ressemblait l’atelier de son prédécesseur ayant vécu un siècle et demi plus tôt. On y observe une multitude de métiers mais surtout une nette séparation entre les maîtres et les apprentis, division que l’on trouve alors chez toutes les professions de l’artisanat.
On comprend qu’à l’époque, les arts comme la peinture ne se distinguent pas vraiment de l’artisanat tel qu’on l’imagine aujourd’hui. On apprend d’ailleurs que les peintres ne se lancent quasiment jamais dans une œuvre avant d’en avoir reçu la commande, elles étaient trop coûteuses pour prendre le risque qu’elles ne se vendent pas.
Le peintre de la Renaissance apparaît donc comme un exécutant plus que comme un artiste dans l’acception moderne du terme. Cette vision de l’artiste fut notamment façonnée par les grands maîtres de la Renaissance comme Michel-Ange, Raphaël ou de Vinci dont l’adulation a véhiculé l’image tronquée du génie qui impose sa volonté au commanditaire et maîtrise le processus créatif de A à Z.  

     L’un des principaux vecteurs de cette nouvelle vision de l’artiste est l’Académie. D’abord lieu de réunion littéraire informel de la cour des Médicis, elle se formalise au cours du XVIe siècle comme le lieu de rencontre des artistes qui affirment leur indépendance face aux corporations d’artisans (tout en continuant d’en faire partie).
Des artistes comme Giorgio Vasari (1511-1574) défendent l’indépendance du peintre et du sculpteur, indépendance qui passe notamment par la maîtrise du dessin.
Cette vision est façonnée par la redécouverte des textes antiques comme l’encyclopédie de Pline. Avec des tableaux comme Apelle et le cordonnier, représentant le peintre antique écoutant le conseil d’un cordonnier au sujet de la manière dont il fabrique les chaussures mais refusant d’entendre son avis sur le visage de son modèle, ou Zeuxis cherchant la plus belle fille de Crotone dans lequel le peintre ne parvenant pas à trouver la femme parfaite la reconstitue par un patchwork des parties du corps de plusieurs femmes, Vasari revendique l’héritage du peintre antique, artiste maître de sa propre création.

     Valérie Auclair quitte ensuite l’Italie pour s’intéresser à la France et à sa première Académie, créée à la cour royale sous la demande de Charles le Brun (1619-1690), premier peintre officiel de Louis XIV.
Le secrétaire André Félibien (1619-1695) prend des notes des conversations entre les peintres qu’il considère à la fois comme des artisans et comme des auteurs. Le mot « invention » resurgit alors pour qualifier le travail de ces artisans-artistes. Une nouvelle sacralité de l’artiste commence à émerger sous le patronage de Louis XIV. Cette vision n’est cependant pas neutre, détournant l’attention du fait que le Brun soit devenu totalement servile à la volonté du Roi-Soleil.

     La notion d’invention était cependant déjà revenue au goût du jour un siècle plus tôt par le partenariat entre Catherine de Médicis et l’apothicaire Nicolas Houël (1524?-1587). La reine lui passe commande d’une cinquantaine de tableaux dans lesquels elle est représentée en Artémise d’Halicarnasse (en réalité deux personnages, Artémise I, satrape guerrière et Artémise II, femme du satrape Mausole et bâtisseuse du célèbre Mausolée). Houël en profite pour faire de la pure invention, soit de l’exhumation d’éléments visuels antiques volontiers éclectiques comme l’inhabituelle colonne serpentine de l’hippodrome de Constantinople.

     La démonstration de V. Auclair s’inscrit donc dans une réflexion sur le rôle et la perception de l’artiste. L’époque moderne est charnière dans la transition entre une conception matérialiste de l’art et la vision idéaliste hégélienne dont le mot s’est chargé aujourd’hui.
Dans l’esprit d’un médiéval, il n’existe pas de frontière entre art et artisanat. Un tableau, dont la technique est la principale qualité mise en avant, et un objet manufacturé comme un meuble ou un vêtement sont deux objets de même nature et leur création fait appel à la même organisation du travail. L’artiste et l’artisan sont des ouvriers dans le sens qu’ils réalisent une œuvre.
C’est au cours de l’époque moderne que les peintres et sculpteurs se regroupent au sein d’académies qui leur permettent de se distancier des corporations d’artisans qui règlementent chaque étape du processus artisanal. Ils peuvent ainsi développer un esprit de corps spécifique qui ne les exclut pas du rang des artisans mais leur confère une légitimité supplémentaire, largement appuyée par les figures antiques dont ils se revendiquent ainsi que par le mécénat de personnages influents comme le roi de France.

     Le mot « invention », fil rouge de la démonstration, est donc un vecteur de cette transformation en intégrant progressivement cette notion de trouvaille qui individualise l’artiste en lui conférant une forme de paternité intellectuelle sur son œuvre. L’artiste cesse de n’être qu’artisan lorsqu’il devient à la fois le penseur et l’exécutant de son œuvre.

 

Par Isaac Gendre et Mélissa Ouchabane

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