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© Bibliothèque nationale de France
Cette estampe, extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, représente de manière idéalisée un atelier de reliure. Parmi les quatre postes illustrés, un seul est occupé par une femme (fig. b). Elle est chargée de l’assemblage des feuillets sur sa table à brocher, une tâche nécessitant plus de minutie que de force. En revanche, les autres étapes du processus, demandant une plus grande force physique, sont exécutées par des hommes (fig. a & fig. d).

Juliette Milleron

Après avoir travaillé en master sur l’histoire politique et judiciaire de la Révolution française, Juliette Milleron souhaitait continuer en étudiant une institution en particulier : l’Imprimerie nationale. Elle a ensuite fait évoluer son sujet vers une perspective plus sociale de cette institution au cours de ses six ans de recherche. Le 14 décembre 2024, elle soutint sa thèse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, intitulée L’Imprimerie nationale au travail (1793-1830), réalisée sous la direction d’Anne Conchon.

 

Les sources mobilisées

La source principale de son étude est le fonds AJ17 situé aux Archives Nationales. Il contient l’ensemble des archives de l’Imprimerie nationale et notamment la comptabilité de l’établissement, ce qui a permis une étude statistique de l’institution. L’un des enjeux de l’étude menée par Juliette Milleron était aussi de déceler des traces d’écriture ouvrière. Les archives économiques et financières (SAEF) de Savigny-le-Temple, où sont centralisés les dossiers de pensions des ouvriers de l’Imprimerie impériale, ont permis de satisfaire cette demande. Ces dossiers contiennent des lettres rédigées par les ouvriers eux-mêmes ou par d’autres personnes sollicitant une retraite en leur nom. Ces correspondances révèlent une part du parcours de ces travailleurs au sein de l’Imprimerie nationale et offrent ainsi quelques fragments de la parole ouvrière.

 

L'Imprimerie nationale

Créée par la Révolution entre la fin 1793 et le début 1794, l’Imprimerie nationale était un organisme public dont le rôle est d’imprimer et de diffuser le Bulletin des lois créé le 4 décembre 1793. Celui-ci est une version imprimée des lois nouvellement votées destinée à être transmise à l’ensemble des fonctionnaires de l’État, aux armées ainsi qu’à tout citoyen qui en fait la demande. L’Imprimerie est d’abord celle des Lois (1794-1795) puis de la République (1795-1804), Impériale (1804-1814/5) et enfin Royale (1814/5-1830). Son rôle évolue au fil des ans pour devenir un organe central de la communication du pouvoir. Les publications servent à promouvoir et valoriser les gouvernants et leur action, mais aussi à diffuser des contenus savants, liés notamment aux sciences et aux arts. L’Imprimerie nationale dispose du monopole de la commande publique et cette importance lui impose des effectifs très importants, de 200 à plus de 600 personnes en une décennie, face aux imprimeries privées habituellement limitées à quelques dizaines de personnes au maximum.

 

L’Imprimerie nationale sous le prisme du genre

Quel est le rôle des femmes dans une institution publique gigantesque comme l’Imprimerie nationale et comment évolue-t-il entre 1793 et 1830 ?

 

Une répartition genrée des tâches

L’imprimerie, comme bien d’autres secteurs d’activité, n’échappe pas à une organisation genrée du travail au sein des ateliers. Les travaux considérés comme physiques ou intellectuels sont l’apanage des hommes, ceux qui requièrent minutie et délicatesse sont réservés aux femmes. Au sein de l'Imprimerie nationale, les ouvrières représentent 18 % des effectifs totaux et occupent principalement deux postes : plieuses (brocheuses) dans les ateliers de papeterie et polisseuses dans les ateliers de fonderie. Les typographes et compositeurs de l’Imprimerie nationale, rôles-phares du secteur, sont exclusivement des hommes. Cette exclusivité était justifiée par la nécessité d’une maîtrise rigoureuse de la langue, plus accessible aux hommes, car plus couramment alphabétisés. En 1794, une école typographique pour femmes fut créée. Le projet fut toutefois avorté un an plus tard, du fait du renforcement du monopole de l’Imprimerie nationale et donc de l’arrêt des commandes permettant le financement de cette école. Dans les ateliers de papeterie et de fonderie, les femmes s’occupaient donc des tâches les moins valorisées. Cela se remarque par la quasi-absence d’outils spéciaux ou de matériaux nobles, dans le travail des femmes.

 

Profils sociaux différents

Les ouvrières intégrant l’Imprimerie nationale sont généralement plus jeunes que leurs homologues masculins. Cela s’explique en partie par le fait que les postes occupés par les femmes requièrent moins de qualifications que ceux des hommes. Une autre raison de cet écart d’âge réside dans le contexte des guerres de la Révolution et de l’Empire, marqué par l’enrôlement des jeunes hommes dans l’armée. Il est également intéressant de noter une plus grande disparité d’âge chez les ouvrières, de 13 ans jusqu’à plus de 80 ans, alors que les hommes ont en moyenne la quarantaine. Ce milieu est aussi marqué par une forte endogamie avec l’action des ouvriers en faveur de l’embauche de leur épouse ou de leurs enfants adultes. Aucun jeune enfant ne travaille à l’Imprimerie nationale.

 

Précarité et invisibilisation du travail féminin

De nombreuses femmes travaillent aux côtés de leur époux sans être ouvrières et sont employées à des tâches de surveillance ou occupent des fonctions telles que portière ou garde-magasin. Pourtant, elles restent totalement absentes de la documentation, invisibles aux yeux de l’institution, et ne perçoivent aucun salaire. Ces figures invisibles n’apparaissent dans les archives qu’en cas de dissension. Ce fut le cas de la citoyenne Camus, épouse d’un ouvrier et portière, dont le nom n’apparaît comme employée dans les registres qu’après le décès de son mari. Pourtant, l’administration lui refuse tout salaire, arguant que son logement au sein de la manufacture constituait une rémunération suffisante.

 

Conflits du travail et exclusion des femmes

Sous la République, l’Imprimerie nationale devint un lieu de collaboration, où hommes et femmes œuvraient ensemble dans un esprit d’entraide. Les espaces de travail sont partagés et hommes et femmes ne sont pas distingués dans les écrits de l’administration. Ils s’allient même dans leurs luttes, comme en 1794 lorsque l’ensemble des travailleurs transmet une pétition commune à la direction.

L’Empire met fin à cette union et réforme le travail pour une hausse du contrôle sur l’Imprimerie nationale. Par ses réformes, il réaffirme le déterminisme naturel entre hommes et femmes, dont le salaire n’est plus qu’un complément par rapport à celui des hommes. Les espaces de travail deviennent aussi séparés pour préserver la décence des mœurs, tandis que les écrits administratifs distinguent dorénavant hommes et femmes. Cette séparation forcée favorise la division des travailleurs et entraîne des conflits entre hommes et femmes, d’autant plus avec les débuts de la mécanisation et la peur de perte d’emploi.

 

Conclusion

Au sein de l’Imprimerie nationale, le travail est genré dès sa création, mais la période républicaine voit les femmes bénéficier d’une certaine marge de manœuvre par rapport aux hommes. L’Empire puis la Monarchie renforcent cependant la séparation et la hiérarchie des genres au sein de l’institution, grâce notamment aux sciences naissantes qui théorisent l’infériorité des femmes.

 

Idriss Chaïr et Mathis Sipos

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