Séminaire Travail & société 2024-2025
Session n°3 : Corine Maitte, Les textes « autobiographiques » des artisans de l’époque moderne (18/02)
Pendant plusieurs décennies, les historiens et chercheurs ont délaissé l’étude d’une catégorie de sources bien spécifique, appelée les écrits du for intérieur ou du for privé1. Cette expression recouvre un large éventail de manuscrits que l’on peut diviser en deux grandes catégories. La première comprend les écrits à dimension narrative, tels que les mémoires ou les journaux, aujourd’hui désignés par l’expression « textes autobiographiques ». Ils ont en commun de porter sur l’auteur, qui s’exprime à la première personne, parfois à la troisième. La seconde catégorie regroupe les écrits dits pragmatiques, comme les livres de raison ou de comptabilité, pour lesquels l’expression « écrit du quotidien » est également utilisée.
Il faut attendre les années 1970 pour assister à une (re)découverte des écrits du for privé, en partie grâce à une évolution majeure de l’historiographie marquée par l’émergence de deux approches inédites : la micro histoire (ou microstoria) et l’Alltagsgeschichte (histoire du quotidien). Ces nouvelles manières d'appréhender l’histoire se focalisent sur l’étude des individus dans leur environnement en prenant comme source principale ces écrits du for privé. Les écrits de ces anonymes de la grande histoire offrent de nombreux détails sur leur place dans la société, sur la vie quotidienne, ou encore sur la manière dont les liens sociaux se tissent, un point de vue particulièrement précieux pour tous les chercheurs de l’histoire sociale s'intéressant à ces problématiques. La microhistoire est portée par deux historiens italiens, Carlo Ginzburg avec Le Fromage et les vers publié en 1980 (1976) et Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d'un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle publié en 1989 (1985). Concernant l’Alltagsgeschichte, l’un de ces principaux représentants est incontestablement l’historien allemand Alf Lüdtke. Ses deux ouvrages, Histoire du quotidien et Des ouvriers dans l’Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures publié respectivement en 1994 (1989) et 2000, font référence dans ce domaine. Ce renouvellement dans l’historiographie a permis de (re)mettre en lumière ces différents manuscrits qui, comme nous l’avons mentionné, avaient été écartés par de nombreux historiens. En 1996, la publication de la biographie de Saint-Louis par le médiéviste Jacques Le Goff marque également un tournant majeur, en rapprochant l'École des Annales de ces nouvelles approches de l’histoire.
Ce séminaire du 18 mars 2025, animé par l’historienne Corine Maitte, se focalise sur les récits autobiographiques des artisans de l’époque moderne. Pour illustrer ses propos, elle s’appuie sur l’article de l’anthropologue Nicolas Adell, Le conteur, le scribe, le chansonnier2. Dans cette publication, paru dans la revue d’anthropologie fondée par Lévi-Strauss L’Homme, en 2013, Nicolas Adell synthétise les principaux apports de sa thèse sur les compagnons du Tour de France, soutenue en 2006 à l’EHESS (Des hommes de Devoir : une ethnologie des compagnons du Tour de France (XVIIIe-XXe siècle)3). Le Tour de France est une pratique spécifique aux compagnons de certaines organisations. Une fois l’apprentissage terminé, certains se rendent de ville en ville (généralement dans les plus grandes villes du royaume) pour travailler chez des maîtres et en tirer un savoir-faire. Une fois ce voyage effectué et selon leurs moyens, les compagnons peuvent s’établir à leur compte, en tant que maîtres.
Dans l’étude réalisée par Nicolas Adell, deux principaux récits viennent illustrer son propos. Il s’agit du Journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra (compagnon vitrier de la deuxième moitié du XVIIIe siècle) publié 1982 et commenté par Daniel Roche, et des Mémoires d’un compagnon d’Agricol Perdiguier (compagnon menuisier du XIXe siècle) dont la première publication date de 1854. Le premier se focalise principalement sur ses deux Tour de France, tandis que le second cherche à représenter de manière caractéristique les compagnons du Tour. Le corpus mobilisé par l’anthropologue est ici constitué de 12 œuvres autobiographiques, qui s’étendent de 1764 (date à laquelle Ménétra commence l’écriture son journal) jusqu’aux années 1960. Bien que le tour soit déjà une pratique peu répandue, ne concernant que 5 % d'entre eux, ce chiffre souligne encore davantage le caractère marginal de l'écriture d'un récit autobiographique par les compagnons. Ce pourcentage est particulièrement bas en comparaison avec l'Allemagne, où le tour constitue une étape incontournable.
Questionnons-nous désormais sur la singularité des compagnons du Tour de France dans leur approche à l’écriture autobiographique. Pourquoi les compagnons du Tour ont-ils plus de propension à écrire que les autres selon Adell ? Dans un premier temps, le voyage dans les plus grandes villes françaises constitue une structure narrative propice à l’écriture d’un récit. Le départ fait office de début, l’initiation, la prise de responsabilités dans la société compagnonnique de milieu, et l’installation en tant que maître suivi du mariage de fin : « En ce sens, le Tour fait office de métahistoire, situé à un niveau où une intelligibilité est restituée à l’exis tence individuelle » (§ 32). Aussi, à son arrivée dans une ville, le compagnon doit se présenter, dire où il a été initié, et faire des remarques afin de prouver la bonne conduite de son itinéraire. Il en va de même en fin de Tour, moment durant lequel le compagnon doit relater les faits les plus marquants de son voyage. Ces remarques incitent donc à écrire, décrire ses aventures.
Dans un second temps, les devoirs que doivent respecter les compagnons amènent ces derniers à écrire. Lors du voyage initiatique, les compagnons s’inscrivent dans un flux important de correspondances compagnonniques, mais pas seulement. Ils sont aussi soumis aux règles de la société, à travers le Rôle. Il s’agit de listes d’itinérants, mais aussi des règles de la société. Ces livres font ainsi office de corps fondateur de la communauté et ont pu amener certains compagnons à faire des récits, à la fois collectifs (représentant un métier, une société) et individuels. C’est aussi dans ce cadre que s’inscrit l’utilisation de la chanson, qui constitue bien souvent la base du récit autobiographique. De fait, ces chansons servent de brouillons, de premières tentatives d’écriture avant l’exercice du récit autobiographique.
Bien qu’enrichissante, cette étude aurait peut-être nécessité une contextualisation de ce large corpus, afin de mettre en avant les évolutions du Tour de France au fil du temps. Il en va de même pour le choix méthodologique de l’auteur, dont on ne sait pas grand-chose. Ce qui pousse les « gens du peuple » à écrire est selon James S. Amelang, auteur de The Flight of Icarus : artisan, autobiography in early modern Europe (1998) et Nicolas Adell dans son article « Le conteur, le scribe, le chansonnier », l’écriture comme une manière de se prouver que l’on peut être un « insider », en d’autres termes, traverser des barrières sociales et culturelles sans que cela aboutisse à un changement de statut social. Un usage de l’écriture comme un geste de reconnaissance, une action pour affirmer une position sociale et politique. Cependant, Adell passe à côté d'une partie intéressante du travail de James S. Amelang. En effet, ce dernier va plus loin que la sphère privée tant étudier de ses sources, il élargit son analyse mettant en avant les visions publique et politique que cachent ces écrits. Caractéristiques délaissées par les historiens français du XXᵉ siècle qui privilégient un regard tourné sur ce qui est dit de la personne, de la famille, du rapport avec les proches, etc. Alors que ces aspects mis à l’écart sont largement présents. Par exemple, le maçon Guasparre di Filippo di Domenico di Nadi Pelacan (1418-1504) a rédigé une chronique sur sa ville, Bologne ; de même, Pierre-Ignace Chavatte (1657-1693), tisserand modeste de Lilles, a aussi écrit une chronique sur sa ville au XVIIᵉ siècle. Ces gestes d’écriture que Amelang met en avant, témoignent de la part des auteurs, d’une affirmation au sein d’une communauté politique qui est en train de les exclure, et cela jusqu’au XVIIIᵉ siècle. Ces gestes attestent d’une volonté d’ascension sociale pour leurs descendants, par le biais de l’accumulation d’expériences, visant à les positionner dans une meilleure situation que celle qu’ils (leurs parents) occupent. Une ascension sociale sur le temps long est recherchée par les auteurs, permettant une reconnaissance de leur famille dans une communauté politique. En France, c’est l’absolutisme qui exclut cette communauté des « artisans » de la sphère politique. Au XVIIIᵉ siècle, c’est le mépris envers les « gens du peuple » qui les exclut.
Amelang permet de donner une nouvelle interprétation de ces textes déjà publiés et étudiés. Pour les chercheurs avant lui, habitués à ce geste autobiographique, comme Pierre Legendre avec son ouvrage La convention de l’autobiographie, publié en 1975, dans lequel l’auteur soutient que le geste autobiographique remonte à Jean-Jacques Rousseau avec son œuvre Les Confessions, publiée en 1782. Au contraire, Amelang, par les 250 sources autobiographiques qu’il a étudiées, a permis de mettre en lumière une nouvelle perception des origines de l’autobiographie à travers des textes déjà connus. Il remet en question la position de Rousseau dans le geste autobiographique dans lequel il était jusque-là, vu comme le pionnier de l’autobiographie par les historiens spécialisés dans l’étude de ce type de documents. James S. Amelang inscrit Rousseau dans une chaîne plus longue. Ce geste autobiographique venant des classes populaires élargit cette gestuelle au-delà des élites, qui étaient à ce moment-là vues à tort comme les seules à le faire. Ces « artisans » que Amelang étudie, écrivent non seulement sur eux-mêmes, mais aussi pour répondre à un besoin de s’inscrire dans une classe politique.
L’ouvrage de Dinah Ribard, Le menuisier de Nevers, paru en 2023, traite de la poésie ouvrière. Elle prend le cas d’un menuisier de Nevers, Adam Billaut, très connu aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, redécouvert au XIXᵉ siècle par Perdiguier. Adam Billaut est qualifié de menuisier et d’ouvrier dans la première publication de ses écrits en 1644. Il écrit des vers sur quelques outils de menuiserie, et en 1645 devient un phénomène. Ses vers sont publiés par des imprimeurs parisiens. Perdiguier, au XIXᵉ siècle, le considère comme le précurseur de la poésie ouvrière. Mais selon Dinah Ribard, tout n’est qu’une construction littéraire, car ce menuisier n’a rien d’un écrivain populaire. Reconnu dans sa ville et appartenant à la communauté urbaine de Nevers, il est en réalité un auto-entrepreneur aisé, protégé des princes de Gonzague.
L’autrice avance que son identité sociale ne vient pas de sa position dans la ville, mais plutôt de ce que les gens disent de lui. Les imprimeurs parisiens qui le publient en 1644, façonnent son identité de poète issu du peuple, c’est « l’exceptionnel ». Cette capacité d’écriture, même au sein du peuple, est présentée comme un don. Cette image avance qu’au sein du peuple, on peut trouver quelqu’un d’assez doué pour écrire des vers et autres. L’élite utilise cette image pour mettre de côté les gens du peuple pour les effacer. Ce groupe d’écrivains rejette, en opérant de la sorte, hors de la littérature, tous ceux qui écrivent communément. Une opération paradoxale qui magnifie un individu, et rejette tous les autres de la catégorie des écrivains, dans un contexte où se forme la catégorie du littéraire et des écrivains reconnus. Au XIXᵉ siècle, cela a été complètement mal interprété : cette fabrication du « menuisier de Nevers » comme l’exception glorieuse d’une société très hiérarchisée. Ce sont justement ces individus exclus de la littérature qu’étudie Amelang. Donc, il est faux de penser que peu d’artisans écrivaient. Au contraire, ils ont été mis à l’écart par les écrivains lettrés de classe supérieure à partir de leurs documents importés.
1. L’expression « écriture du for privé » a été forgée par Madeleine Foisil dans l’ouvrage Histoire de la vie privée (P. Ariès, G. Duby (dir.), 1987) pour désigner les mémoires, journaux et livres de raison, selon les définitions qu’en donnaient les contemporains.
2.
ADELL Nicolas, « Le conteur, le scribe, le chansonnier », L’Homme [En ligne], 195-196 | 2010, mis en ligne le 04 novembre 2012, consulté le 27 février 2025. URL : journals.openedition.org/lhomme/22499 ; DOI : doi.org/10.4000/lhomme.22499
3. ADELL Nicolas, Des hommes de devoir : une ethnologie des compagnons du Tour de France (XVIIIe-XXe siècle), Thèse de doctorat en Anthropologie sociale et historique sous la direction d’Agnès Fine, Paris, EHESS, 2006.
Léo Cardot, Alexis Marques, Mathieu Girault
Master 1 Histoire, Université Gustave Eiffel