Séminaire 2 : Les comptabilités d’artisans : une source à « déplier »
Présenté par Matthieu Scherman, maître de conférences à l’Université Gustave Eiffel, spécialiste de l’histoire du travail notamment en Italie du Nord, le séminaire :“Les comptabilités d’artisans : une source à déplier” propose d’analyser quelques comptabilités d’artisans de la fin de la période médiévale et du début de l’époque moderne en Italie du Nord et en France. Ce séminaire met en relation les travaux récents de M. Scherman sur l’Italie du Nord et d’autres travaux d’historiens tels que ceux de Julie Claustre[1]et de Mélanie Dubois Morestin[2]. Corine Maitte, co-animatrice du séminaire, nous présente également la thèse de l’historienne Serena Galasso pour nous offrir une ouverture sur l’histoire des femmes dans ce contexte marchand et des comptabilités[3]. Ce résumé de séminaire se compose en deux parties. Une première sur la présentation des sources et leurs intérêts puis une deuxième sur quelques exemples concrets de marchands et artisans.
La révolution scripturaire ou documentaire
Matthieu Scherman explique en introduction qu’aux XIe et XIIe siècles en Europe occidentale, on assiste à une révolution scripturaire ou révolution documentaire. En effet durant cette période, les langues vernaculaires, qui jusque-là ne représentaient pas la langue de la majorité des sources, voient leur nombre exploser. Deux hypothèses sont retenues pour expliquer cette multiplication des écrits. D’une part, la thèse de la révolution scripturaire explique que le nombre de personnes lettrées augmentent et par conséquent le nombre d’écrits. D’autre part, la thèse de la révolution documentaire interprète ce changement plutôt comme un changement de mentalité par rapport à l’écrit, celui-ci prend une place plus importante. M. Scherman prend deux exemples : un couturier parisien et son sujet d’étude, la ville de Trévise, alors sous contrôle vénitien. L’obligation pour la ville de Trévise de payer un tribut à Venise mène à l’instauration d’un estimodans le pays trévisan, c’est-à-dire un recensement des biens des habitants. Il y aura 9 estimientre 1434 et 1499 la fin de la période d’étude de M. Scherman. Les habitants doivent donc pour se faire rédiger une polizzaou déclaration dans laquelle ils consignent, entre autres éléments, à la fois leurs avoirs, mais également leurs dettes. Enfin, des commissions déterminent la somme due par chaque contribuable. Les contribuables s’approprient chacun à leur manière ces déclarations. La grande majorité essaie de minimiser leur patrimoine, et mettent en avant les difficultés auxquelles ils font face. La vie des petites gens, souvent mal connue, est rendue visible par ces sources. En effet les Trévisans y décrivent entre autres leur organisation familiale, professionnelle et financière. Ce sont des informations souvent difficilement accessibles par le reste de la documentation. A travers divers exemples, Matthieu Scherman présente une mosaïque de profils d’artisans trévisans au XVe siècle.
Petits artisans et grands marchands dans la Trévise et le Paris du XVème siècle.
Il cite notamment l’exemple de Zuan della Pergola, qui en 1434 lors du premier estimodéclare posséder des peaux dans une tannerie, posséder des terres, avoir des enfants, des crédits et des dettes. Il devait très probablement tenir une comptabilité vu la précision avec laquelle il décrit ses dettes dans sa déclaration. A contrario, Matthieu Scherman nous présente des personnages comme Zuan Zoto(le boiteux), cordonnier d’origine albanaise dont la situation fiscale est décrite dans le registre des contribuables. Grâce à ce registre nous savons que ce dernier a déclaré ne posséder aucun patrimoine et être faiblement endetté. Cet endettement est plus inquiétant au vu de sa situation de petit artisan précaire. Ici il faut rajouter que malgré sa faible envergure économique, son livre de comptes a été conservé aux archives. Cela amène l’historien à se questionner sur la place des dettes dans la société trévisane. En effet il ressort des déclarations fiscales qu’une très importante part de la population si ce n’est la quasi-totalité est endettée.La société trévisane est donc une société du crédit, comme toutes les sociétés préindustrielles. S’il est assez aisé pour des exploitants comme le cordonnier Zuan Della Pergola de bien s’en sortir et de rembourser rapidement leurs dettes très importantes envers d’autres, les plus petits acteurs, comme Zuan Zoto, qui n’ont que leur force de travail comme capital, se voient souvent piégés dans un cercle d’endettement continu (le plus souvent envers leur maître ou fournisseurs).
Une autre point important du séminaire “les comptabilités d’artisans” a été de nous montrer que l’étude récente de nouvelles sources a permis aux historiens de dépasser l'idée que seuls les grands marchands tenaient une comptabilité. M. Scherman a pris comme exemple un article récent de Julie Claustre qui traite de la comptabilité de Colin de Lormoye, un couturier parisien du XVème. Ce couturier, plutôt modeste, a tenu avec rigueur un livre de compte détaillé. C’est la seule comptabilité de petit artisan que l’on ait retrouvé pour le Paris du XVème, découverte en plus par chance dans un autre livre (le papier a été réutilisé). Cette source exceptionnelle incite les historiens à penser qu’elle ne l’est peut-être pas tellement et que d’autres petits artisans devaient eux aussi tenir une comptabilité[4].
Finalement, l’utilisation de sources comme une déclaration issues des Estimo de Trévise et le livre de compte de Colin de Lormoye ouvre une nouvelle perspective sur l’organisation à la fois du travail mais également de la société entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Elle nuance une vision parfois trop institutionnelle et formelle de l’artisanat au Moyen-Âge.
L’apport de ces sources reste néanmoins quasi exclusivement masculins. Les travaux récents de Serena Galasso montrent que les femmes n’ont pas été absente de la révolution scripturaire ou documentaire. Par la découverte de plusieurs livres de gestion tenus par des femmes, Mme Galasso montre que le phénomène n’est pas exceptionnel. Elle avance même l’idée que cela démontre une certaine agency[5]de femmes de marchands ; l’étendue de cette agencyreste débattue.
[1]Julie Claustre, Faire ses comptes au Moyen Âge, Les mémoires de besogne de Colin de Lormoye, Les Belles Lettres., Paris, 2021.
[2]Mélanie du Bois Morestin, Être entrepreneur au Moyen-Âge, Jean Teisseire, artisan cordier d’Avignon, Presse Universitaire du Septentrion., Villeneuve d’Ascq, 2022.
[4]J. Claustre, Faire ses comptes au Moyen Âge, Les mémoires de besogne de Colin de Lormoye, op. cit.