CIPEN

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Séminaire de M1 et M2 : Échanges, réseaux, circulations Année universitaire 2021-2022 – semestre 1
Mardi 11h-13h

Pierrick Duraffourg Manon Chaloine Amin Bousseti

 

Construire la ville : temporalité et dynamiques sociales dans les chantiers du bâtiment (Turin, XVIIIe siècle)

 

Nicoletta Rolla est post-doctorante travaillant au Laboratoire de Démographie et d’Histoire Sociale (LaDéHiS) rattaché au CRH (Centre de Recherche Historique). Elle travaille sur un projet de recherche Migration, intégration et marchés du travail : travailleurs spécialisés et chantiers de bâtiments à Turin (XVIIIe siècle).

 

La main-d'œuvre étrangère et immigrée dans la ville de Turin se concentre principalement autour d’un secteur d’activité : le bâtiment. Ainsi, travail et migration se croisent. A partir des années 1990, l’historiographie sur l’immigration s'intéresse aux conditions et aux parcours d’insertion sociale. L’immigration façonne ainsi les villes. En effet, les différentes “nations” que représentent ces migrants s’imposent sur la morphologie et les noms des quartiers à Turin. Ainsi, la présence des immigrés contribue à façonner la morphologie des villes italiennes, qui en gardent les traces. Les institutions urbaines veillent au contrôle de ces migrations. La vie commerciale se construit autour des étrangers, ainsi, celui qui est considéré comme étranger est un individu dépourvu de toutes interactions sociales. Les migrants habitent par intermittence dans une ville telle que Turin. Les dynamiques du travail permettent d’expliquer le phénomène de l'émigration alpine notamment. Le monde du travail est important, aussi, le secteur du bâtiment est le plus révélateur sur les liens travail et immigration.

 

Carte de la région du Piémont (https://www.bellitalie.org/plan-piemont.html)

 

I/ Les chantiers du bâtiment à Turin et en Piémont au XVIIIe siècle A. La croissance de la ville après la paix d’Utrecht (1713)

 

La ville connaît une forte croissance démographique que l’on observe grâce à son recensement, qui est effectué par un chef de quartier. Et cette croissance démographique s’est accentuée depuis le traité d’Utrecht en 1713, qui amène Victor-Amédée II, duc de Savoie, prince de Piémont, à reprendre le pouvoir du duché de Savoie et à devenir roi de Sicile. En effet, ce traité intervient à la fin de la Guerre de Succession d'Espagne, qui libère la présence militaire du duché de Savoie et du Piémont. D’ailleurs, à la suite de ce traité Turin devient la capitale du royaume de Sicile puis de Sardaigne à partir de 1720 sous Victor-Amédée II. Ainsi l’urbanisation de la ville et son esthétique vont beaucoup changer sous l’autorité de Victor-Amédée II pour affirmer son statut de capitale.

 

Nous voyons ainsi la croissance de la population qui contribue à l’arrivée d’immigrés dans la ville de Turin grâce au recensement de 1705 qui montre les origines des époux et épouses de la ville. En effet, entre 1700 et 1709, 51,6% des époux et des épouses à Turin étaient étrangers/étrangères. Et l’immigration étrangère ne cesse de s'accroître, car on passe à 68,1% des époux et épouses étrangers/étrangères qui habitaient à Turin entre 1740 et 1745.

 

De même, si nous analysons les origines des chefs des maisons à Turin dans le recensement de 1705, nous pouvons observer le fait suivant : 60% des chefs de maisons proviennent du village dans le Piémont Alpin de Saint Christophe et 65% sont originaires du village de Saint Juvénal. Ainsi, une grande partie de la population des chefs de maisons ne sont pas originaires de Turin. Et les couples d’individus étrangers habitaient principalement dans les quartiers sud de la ville.

 

B. Le secteur du bâtiment à Turin et en Piémont : la main-d’oeuvre dans les chantiers du bâtiment en Piémont au XVIIIe siècle


L’immigration dans la ville de Turin s’observe aussi grâce aux contrats publics. Ce sont des documents très complets d’où on peut tirer des informations sur le déroulement de la fondation d’un bâtiment, la hiérarchie du chantier, l’aspect financier, la composition des entreprises avec le nom des entrepreneurs mais jamais des ouvriers des chantiers. D’ailleurs, nous pouvons observer une extension de la ville de Turin entre 1710 et 1740 avec le troisième agrandissement de la ville et la construction de 18 nouveaux îlots pour faire face au flux d’immigrants.

 

De plus, nous voyons que Turin n’est pas la seule ville en Piémont à être concernée par des agrandissements car comme le montre des contrats des principaux chantiers dans cette région, 27 des villes et villages entre 1711 et 1742 ont dû avoir des chantiers pour embellir et/ou rénover la ville notamment les forteresses depuis que Turin est devenue capitale du royaume de Sardaigne. Ainsi, toutes ces rénovations ont dû demander un fort investissement. Initialement, les spécialistes des travaux publics sont situés dans les villages alpins du duché de Milan, de la Suisse méridionale (la région des Lacs) et du Piémont. Il y a donc progressivement un transfert de compétences techniques d’une région à l'autre.

 

II/ Temporalités des migrations alpines et temporalités des chantiers du bâtiment

 

A. Les migrations alpines

 

Il y a une migration continue entre les lieux d’habitation dans un village en montagne ou en piémont vers les lieux de travail. Citons l’exemple de l’alpin Giovano Antonio Oldelli qui envoie des lettres dans plusieurs pays et villes européens. Cet exemple met en évidence la reconnaissance d’un savoir-faire alpin exclusif. La région du piémont alpin, côté Turin, est en évolution perpétuelle. En effet, les hommes des villages alpins se déplacent dans d’autres villages en quête d'opportunités de travail. La région n’est donc jamais en diminution démographique. Les villages sont de véritables ressources de main-d'œuvre pour la plaine. De même, ces travailleurs du bâtiment font des investissements dans leur village d’origine. Le village n’est pas délaissé. Leur famille sont restées au village, ainsi des retours ponctuels sont nécessaires. Donc les hommes gardent donc un lien très fort avec leur village.

 

Nous avons l’exemple d’un village demandant à la chancellerie de ne pas payer d'impôts car du fait des migrations, le village est dans l’incapacité de payer. L’Etat refuse puisque les hommes partent du village et investissent dans l’économie de celui-ci notamment dans des biens immobiliers. L’historienne appelle ceci une “communauté multilocale”. Les femmes maintiennent une agriculture vivrière. Toutefois, en même temps les hommes donnent des indications sur les placements financiers : immobilier, économie du village, travaux, rénovation, paiement des impôts. Ainsi les travailleurs du bâtiment maintiennent un certain rang social dans leur village. Il y a donc deux temporalités migratoires qui permettent de mieux comprendre les équilibres et de voir comment les migrants ont pu créer des parcours d’insertion sociale grâce aux chantiers.

 

B. Le chantier de Superga (1715-1722)


Le chantier de Superga de Philippe Juvarra entre 1719 et 1722 est la construction d’une église sur une colline. Il y a une division du travail, le chantier s’étale sur différents lieux : des carrières aux lieux de production des matériaux jusqu’au chantier. Les fours de brique en périphérie du chantier fabriquent sans cesse par rapport aux autres productions qui varient en fonction des années et des aléas naturels. La main-d’œuvre est hétéroclite répartie entre les divers lieux de productions (sable, marbre, brique, chaux...). Cependant, l’exigence du chantier ne change pas. Des temporalités saisonnières pèsent sur les temporalités de migration, et donc sur les rythmes de chantiers. Les entrepreneurs mettent en place une rotation entre village et lieu de travail. Le retour au village ne dépend pas que du chantier mais aussi des coûts des frais de voyages et des exigences liées à la communauté d’origine.

 

A Turin, lorsque les entrepreneurs prennent une commande, ils font une concertation avec d'autres entrepreneurs pour partager le poids financier de la commande et des ressources, le paiement de la main-d'œuvre ouvrière et artisanale, ainsi que les risques du chantier. Les entrepreneurs jonglent avec plusieurs chantiers, car si des chantiers sont interrompus ils doivent pouvoir travailler ailleurs pour avoir un nouvel investissement leur permettant de les subventionner. Enfin, tous les contrats de travaux du Piémont sont administrés par Turin ce qui marque une volonté de contrôler et centraliser un espace en changement continue.

 

III/ Les étrangers et la ville


A. Les institutions urbaines face à la présence des étrangers dans la ville

 

Quand nous observons le recensement de 1705, nous remarquons que 75% des entrepreneurs des chantiers de Turin résident dans cette même ville mais que ceux-ci ne sont pas tous originaires de Turin. En effet, une majorité des entrepreneurs sont originaires de trois régions : Suisse méridionale, le Duché de Milan, et Biella (dans le Piémont).

 

D’ailleurs tous ces entrepreneurs d’origines diverses se regroupent entre eux dans plusieurs quartiers, îlots de la ville de Turin. Par exemple, les entrepreneurs de la ville de Biella s’installent dans le quartier de Sainte Croix (à l’est de la ville). Il existait aussi des liens entre eux car les ateliers et les confréries se trouvaient dans d’autres quartiers de la ville, parfois assez proches comme c’est le cas pour les confréries. Dans le recensement de 1792, nous pouvons voir que dans les ateliers dans la ville il y a des maîtres (entrepreneurs), des ouvriers et des apprentis qui sont tous originaires de la même région. Ainsi, les informations sont plus facilement transmises et comprises.

 

Pour les travailleurs et entrepreneurs deux manières s’offrent à eux pour trouver du travail en Europe. La première s’organise par le biais d’un marché du travail trans-local qui se voit très bien dans les lettres des entrepreneurs envoyés à d’autres de la même origine mais qui sont sur d’autres chantiers partout en Europe. Ces lettres sont écrites pour demander de la main-d'œuvre, originaire de la même ville ou région que l’entrepreneur, pour travailler sur un chantier où il y a besoin de plus de travailleurs.

La deuxième manière d’avoir du travail est d’être intégrée à des confréries. Par exemple, à Turin, nous pouvons retrouver la confrérie de Sainte Anne des maîtres charpentiers de Graglia Muzzano et Pollone. Ces confréries ont un rôle important pour les travailleurs étrangers car elles leur permettent d’accéder au travail, d’avoir une assistance quand cela est nécessaire (médicale, juridique...), mais aussi de les aider à payer des frais de voyage pour rentrer dans leur ville d’origine quand ils n’ont plus de travail et plus assez d’argent pour payer le trajet. Ce prêt d’argent permettait aussi à la confrérie de garder les travailleurs de la même communauté sous son joug car elle créait un certain équilibre financier. Les confréries étaient dirigées par les entrepreneurs (par des conseils et deux syndics) mais financées par des aumônes des travailleurs de la communauté ou en mettant en location des appartements. De plus, les confréries n’avaient pas un rôle important que pour les travailleurs immigrés mais aussi pour la population de Turin car elles pouvaient faire office de banque en faisant des prêts à intérêt, souvent très élevés.

 

Nous pouvons aussi prendre l’exemple de la compagnie de Sainte Anne pour les architectes et maîtres maçons luganais et milanais qui est original car elle regroupe deux communautés (qui finiront par se séparer) mais aussi parce qu’elle a été créée très tôt (en 1620) et qu’elles pouvaient aussi servir à défendre les privilèges des luganais, une communauté très riche. Il est par contre important de retenir qu’une confrérie est différente d’une corporation.

 

B. La gestion autonome de la mobilité des travailleurs par les communautés des migrants

 

L’arrivée des communautés étrangères dans la ville de Turin est gérée par les institutions municipales de la ville : le Consulat de commerce et le Vicariat (c’est une institution de police gouvernée par la ville et qui consiste à regarder la fiscalité, les travaux publics, la juridiction sur les journaliers...).

 

Le Vicariat va même conférer aux capitaines des quartiers la charge de contrôler le nombre de journaliers et de domestiques chaque mois à Turin. En effet, les journaliers sont des travailleurs qui ont des salaires à la journée et à la semaine, et pour le cas de Turin, certains vont chercher du travail sur la place Saint Jean. Néanmoins ils peuvent être des problèmes pour la gestion publique de la ville car s’ils se retrouvent sans travail pendant un long moment ils peuvent être apparentés à des vagabonds, et au XVIIIe siècle Turin met en place une politique sévère envers les vagabonds, encore plus envers les vagabonds étrangers de la ville qui peut aller jusqu’au bannissement.

 

Bernardo Belloto, Torino, veduta del Palazzo reale da fuori le mura (1745), Galleria Sabauda, Torino.

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