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  Chers lecteurs,

            Nous avons l’opportunité d’étudier, en lien avec ce séminaire sur le travail et les sociétés, deux interventions de Didier Terrier. Professeur émérite en histoire moderne et contemporaine, spécialiste de l’histoire du travail et notamment des populations laborieuses du Nord de la France. Cependant, aujourd’hui nous nous rendons encore plus au Nord et arrivons à Gand au sein de l’entreprise Voortman.

            Pour commencer ce compte-rendu, nous devons, chers lecteurs, vous faire quelques rappels terminologiques. Il est question de proto-industrie, c'est-à-dire « toutes les productions initiées par des donneurs d’ordre qui sont des marchands-fabricants des villes qui distribuent le travail dans les campagnes à des ouvriers ruraux »[1]. Nous allons étudier le calcul des rémunérations dans les filatures de coton soit comment se construit une fiche de paie, sur quels critères. Il s’agit d’une nouvelle question concernant le XIXème siècle.

            Il y a trois types de rémunérations dans le monde ouvrier au XIXème siècle :

  1. Le premier type de rémunération est le marchandage, qui se subdivise en deux catégories :
  • Le tâcheronnage désigne un individu s’engageant à produire un travail, une prestation contre rémunération. Il est libre de son temps et de son rythme de travail.
  • Le marchandage : qui correspond à une forme de sous-traitance dans une affaire. L’individu dirige, sous-traite et réparti le travail comme salariant.
  1. Le second type de rémunération est la rémunération à la journée ou à l’heure. Le salarié est payé en fonction du temps qu’il passe à travailler. La division temporelle est de plus en plus séquencée (journée ou demi-journée / heure, demi-heure ou quart d’heure).
  2. A la pièce, pour calculer un rendement. Cette troisième forme de rémunération est un peu plus complexe car le salarié n’est payé que lorsqu’il a fini sa tâche. Son salaire dépend de la qualité de ce qu’il a produit (par exemple un fil plus fin - de plus grande qualité - sera payé plus cher qu’un fil épais).

Didier Terrier n’oublie pas de mentionner, deux autres types de rémunérations, que nous n’aborderons pas réellement dans cette étude mais qu’il faut avoir à l’esprit :

 

  1. Le truck system : une partie du salaire est payé en nature avec notamment des produits alimentaires se trouvant dans la boutique de l’usine (on peut s’interroger alors sur les prix fixés au sein de la boutique).
  2. Les primes, au XIXème siècle, qui fonctionnent sur différents critères.

Au-delà des différents types de rémunérations il faut aussi évoquer deux différents points de vue à propos des rémunérations :

  • Celui de l’entreprise qui rémunère : le salaire correspond dans l’industrie textile à environ la moitié du prix de revient du fil (qui peut être variable).
  • Celui des ouvriers/ouvrières : qui voient ce qu’ils ont en main propre, ce qu’ils accumulent au fil du temps.

Ces deux visions différentes permettent des études intéressantes sur la perception des salaires par les différents types de population. De plus le salaire d’un ouvrier n’a pas la même valeur pour lui que pour son employeur. L’ouvrier cherchera à gagner le plus d’argent possible tandis que le chef d’entreprise tentera de dépenser le moins possible dans les salaires tout en assurant la fidélité de ses salariés. Soulignons l’importance de considérer la mobilité des ouvriers sur le marché du travail à l’époque ; une reconstitution de carrière et de salaire n’est pas possible. Les salariés changent régulièrement d’entreprise afin de trouver les meilleurs salaires possibles et la demande étant importante ils ne rencontrent pas de difficultés pour trouver du travail. Par ailleurs, il faut prendre en compte le fait que les courbes de salaires ne témoignent que de la rémunération d’un individu moyen et non de toutes les rémunérations possibles.

En outre, il s’agit de faire de l’histoire par en bas (« Alltagsgeschiste » en allemand) pour comprendre le monde salarial. Les salaires sont des données à la fois objectives et subjectives. Les chiffres donnés sont clairs mais il faut sans cesse replacer les salaires dans l’époque et son contexte afin de comprendre s’ils sont ou non, cohérent avec le pouvoir d’achat de l’époque.

Didier Terrier travailler sur une relecture des registres de paies de l’entreprise Voortman, qui s’étendent de 1837 jusqu’à la fin du XIXème siècle, semaine par semaine et ouvriers par ouvrières. Les registres sont classés par postes de travail avec leurs temps de travail, les tarifs à la journée ou à l’heure, à la pièce avec le nombre de kilos de fils produits. L’historien travaille en étroite collaboration avec M. Kasdi, sur les registres de 1850 à 1870 et reprennent l’ouvrage de Peter Scholliers,[2]. Ces registres mentionnent le nom de chaque salarié. Il y a entre 40 à 45% de femmes travaillent dans la filature contre 60 à 65% d’hommes. Ces registres interrogent sur la construction des salaires au temps et/ou au rendement en fonction de la période. Ils permettent également d’étudier la politique du salaire au niveau technique. Derrière la construction des salaires, il y a une politique d’entreprise et des stratégies. Ces dernières obéissent à plusieurs règles comme celle d’obtenir avec un capital dépensé la plus forte quantité de travail. L’objectif est d’attirer les ouvriers, de les retenir (ne pas avoir de grèves par exemple), les dompter et les fidéliser car le marché du travail est attractif et concurrent.

Pour illustrer l’organisation d’une société industrielle pour l’époque, nous disposons d’une gravure de 1869 de l’usine La Texas, typique du XIXème siècle. Nous pouvons y apercevoir un fleuve, un jardin d’agréement et des carrés d’herbe pour le blanchiment des toiles. Cette usine réuni filature et tissage, elle comprend un rez-de-chaussée et trois étages.

 

 

Un calcul des rémunérations très sophistiquées 

Le calcul des rémunérations est compliqué. En 1860, pour un patron, la question de la main d’œuvre reste essentielle car ce n’est pas ce que gagne les ouvriers qui l’intéresse mais ce qu’ils font et combien coût un kilo de filet. Dans les usines, l’investissement est important, l’entrepreneur doit rentabiliser et faire du profit afin de ne pas faire faillite. La politique salariale établit des prévisions concernant le rythme de travail et les rémunérations.

Deux modes de rémunérations

Les ateliers sont liés les uns aux autres car l’usine textile fonctionne par engrenage, les ouvriers ne s’occupent pas de l’intégralité des étapes textiles. Ils ont un rôle fixe et comptent les uns sur les autres pour les tâches qu’eux-mêmes ne remplissent pas. Ainsi, pour l’ouvrier, être payé au temps est plus intéressant qu’au rendement car si l’entreprise rencontre des problèmes de livraisons, ou qu’un chaînon précédent de la chaîne ne fournit pas son œuvre à temps, son salaire peut diminuer. Les ouvriers exercent donc une certaine forme de contrôle les uns sur les autres, pour assurer le bon déroulement de chaque étape et ne pas être pénalisé pour une faute ou un retard dont ils ne seraient directement responsables.

 

 

Toutes les filatures sont construites sur le même modèle : au rez-de-chaussée il y a toutes les tâches qui concernent la préparation de la matière, cela nécessite des ouvriers costauds etles étages supérieurs correspondent aux étapes suivantes, celles qui vont peu à peu affiner la matière et créer le produit final.

Il y a deux modes de rémunération qui divisent la filature :

  1. Le travail payé au temps au rez-de-chaussée : les ouvriers occupant ces postes ne choisissent pas leur rythme, les ouvreurs des balles de coton par exemple remplissent les machines en continue en s’adaptant au rythme de ladite machine.
  2. Le travail au rendement à l’étage : le but est de produire un produit de qualité et ainsi donc les ouvriers sont payés en fonction de la qualité finale de leur produit et non du temps qu’ils passent à le faire.

 

La part croissante du paiement au rendement

Le salaire au temps prédomine au milieu du siècle. En 1851, deux postes sont payés aux pièces (fileurs et bancs de fin) mais le salaire à la journée, prédomine jusqu’en 1847 et plus tard à l’heure. Il n’y a pas d’explication claire quant au changement de rémunération mais les historiens supposent qu’il s’agit de gagner en précision. A partir de 1871 on observe une inversion dans le paiement des salaires, la majeure partie des paiements s’effectuant, dès lors, à la pièce et plus au temps. Les salaires à la pièce triomphent parce qu’il y a plus de rendements et cela permet de faire une sélection des ouvriers, seuls les plus qualifiés restent. Pour tous les industriels, il s’agit d’une meilleure solution dans le mode de rémunération. Il demeure toutefois des exceptions car le calcul au rendement et rémunération à la pièce ne sont pas possibles pour tous les travaux (exemple le cardage). Les ouvriers deviennent leurs propres entrepreneurs. Le problème qui se pose alors à l’entreprise est que les ouvriers veulent aller plus vite pour produire plus, au risque de perdre de la matière ; il faut donc faire surveiller le travail.

L’augmentation des tarifs

Au cours du XIXème siècle il y a une augmentation des tarifs. Plusieurs salaires sont possibles pour un même poste. Par exemple, pour un batteur, il y a 3 tarifs allant de 18 à 23 centimes (payés à l’heure). Les tarifs permettent de ne pas défavoriser certains ouvriers, par exemple plus les fils sont fins plus les ouvriers sont rémunérés. Les attentes sont adaptées pour chaque tâche demandée, il peut s’agir de poids, de taille de fil, de longueur etc., l’objectif est de rémunérer justement chaque ouvrier pour le travail fourni.

De plus cela offre une possibilité à l’entreprise de jouer sur les tarifs (jamais en même temps) pouvant ainsi être une manière d’égalisation ou une politique d’entreprise.

Un enjeu essentiel : la rémunération des fileurs

Une aristocratie

Il y a un enjeu essentiel qui est : la rémunération des fileurs. Ces derniers correspondent aux aristocrates du monde ouvrier, ils sont mieux payés et plus compétents. A la semaine, un fileur touche en moyenne 32 francs soit 4 fois plus que les autres ouvriers textiles. Le poste de fileur est un poste très convoité. Au début du siècle un rattacheur peut espérer devenir fileur car cette catégorie manque de main d’œuvre, toutefois au cours du siècle cette possibilité s’atténue car la demande des fileurs se stabilisent.

Salaire aux pièces et performance individuelle

On peut voir grâce aux différents graphiques que l’écart des salaires extrêmes des fileurs se réduit au cours du XIXème siècle jusqu’à devenir pratiquement les mêmes à la fin dudit siècle. De plus on peut également observer qu’en 1851 et 1871, lorsque le salaire de Baecklehant chute celui de Bontinck diminue mais de façon moins drastique, l’écart de salaire se réduit alors voire disparaît complètement. Ainsi, une réduction de salaire conséquente pour un fileur n’entraine pas forcément une réduction aussi importante pour un autre fileur. Les salaires semblent s’harmoniser peu à peu et à la fin du siècle les écarts d’un salaire à l’autre sont de plus en plus minimes.

Les graphiques en barre, donnant une vue d’ensemble des différents fileurs et de leurs salaires nous permettent de constater que la grande majorité des salaires est d’environ 30 francs en 1851 bien que le plus bas soit de seulement 20 francs et le plus haut de presque 40 francs. En 1871 les salaires dépassent tous les 35 francs et certains atteignent même plus de 50 francs et enfin en 1891 tous les salaires atteignent ou dépassent les 50 francs. Au cours du siècle, les salaires augmentent mais l’écart entre chaque fileur se réduit et ne se résume plus qu’à 7/8 francs d’écart contre 20 au début du XIXème siècle.

Les salaires paraissent donc relativement égaux d’un fileur à l’autre, sauf exceptions majeures, toutefois ils ne sont pas toujours exactement les mêmes, en effet deux fileurs produisant le même numéro ne sont pas toujours payés de la même façon, on peut le voir à l’aide du graphique suivant.

Les fileurs peuvent produire le même fil et ne pas être payé de la même façon, bien que leurs salaires paraissent proches ou égaux à de nombreuses reprises. Cependant des différences existent, différences auxquelles nous ne pouvons donner d’origine formelle uniquement avec l’analyse de ces graphiques.

 

Conclusion

Ainsi donc les salaires au sein d’entreprise textile peuvent être bien différents les uns des autres. De nombreux critères sont pris en compte dans la fixation des salaires : temps passé au travail, poids de l’ouvrage, qualité de l’ouvrage, poste occupé, rythme de la machine, rythme de l’ouvrier/ouvrière, désir de l’entreprise de fidéliser ses salariés… L’établissement des salaires est un aspect crucial d’une entreprise qui se doit d’engager de nombreux salariés afin d’effectuer les différentes tâches nécessaires à la fabrication de divers produits, mais qui doit également tirer un certain profit de ses ventes afin de prospérer. L’entreprise doit donc gérer son budget de façon à payer et fidéliser au maximum ses salariés tout en ne dépensant pas trop afin de garantir un certain taux de bénéfices nécessaire au développement de l’entreprise, à son expansion et sa prospérité. Du coté des salariés le but est de gagner un maximum d’argent possible et ces derniers n’hésitent donc pas à quitter leur poste pour en trouver de meilleurs ailleurs, car dans le contexte du XIXème siècle il est aisé pour un salarié de changer de travail comme bon lui semble tant la demande de main d’œuvre est importante.

 

 

 

 


[1] France Culture, série Histoire du travail à domicile, épisode 1 : Proto-industrie, les paysans hors champs, par Xavier Mauduit, intervenant Didier Terrier, le 12 octobre 2020.

[2] Pieter Scholliers, De Gentse textielarbeiders in de 19e en 20e eeux : herkomst, huisvesting, arbeids-en levensomstandigheden van de werkkrachten van het bedrijf A. Voortman – N.V. Texas., Vrije Univerteit,1997.

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