Introduction
Dans le Marseille du XVIIIe siècle, le port est un centre économique majeur, au cœur des échanges méditerranéens et coloniaux. Parmi les travailleurs de l’ombre qui le font fonctionner, les portefaix jouent un rôle essentiel : ils chargent, déchargent et transportent les marchandises entre les quais, les navires et les entrepôts. Issus des classes populaires, ces hommes incarnent une main-d'œuvre durement sollicitée et globalement précaire, souvent invisible dans les récits historiques traditionnels. Pourtant, les conflits qui traversent cette profession sont révélateurs des tensions sociales et économiques de leur époque. À travers les archives judiciaires et policières, les historiens ont mis en lumière l’évolution du statut des portefaix, les luttes internes à leur corporation et les affrontements avec d’autres groupes du monde du travail. Ce compte rendu propose de revenir sur cette étude historique, à travers une lecture des travaux de Pauline Rocca et d’autres chercheurs tels que Josette Zanzi et Roger Cornu, afin de comprendre comment les conflits de travail chez les portefaix reflètent les mutations du port et de la société marseillaise à l’époque moderne.
Comment les conflits de travail, vécus par les portefaix à Marseille entre le XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, révèlent-ils les tensions sociales, les mutations urbaines et les transformations des rapports de force dans le monde du travail portuaire ?
L’historiographie : une redécouverte d’un monde ouvrier oublié
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que les portefaix attirent l’attention des historiens et géographes. Ces travailleurs étaient auparavant peu visibles dans les sources classiques de l’histoire politique ou économique. On sait que c’est une confrérie depuis le XIIIe siècle placée sous le patronage de Saint Pierre et de Saint Paul. L’historiographie récente, portée notamment par Pauline Rocca, réhabilite leur rôle central dans les dynamiques portuaires. Les sources mobilisées sont principalement d’ordre judiciaire et policier : les registres d’étiquettes d’audience, les ordonnances de police, les rapports d’inspection ( justice civile et criminelle principalement).
Une corporation structurée mais fragilisée par les tensions internes
Dès le XVIIe siècle, les portefaix sont regroupés en une confrérie reconnue comme un corps professionnel. À partir de 1686, leur organisation repose sur une structure hiérarchique dirigée par des prieurs élus. Ceux-ci assurent la répartition du travail, la gestion des fonds communs, mais aussi la discipline interne. En cas de faute, les membres peuvent être punis, y compris avec le soutien des autorités policières.
Cependant, cette structure n’empêche pas les tensions. Des conflits internes opposent les anciens aux nouveaux, les réguliers aux journaliers appelés « robeirols » mais qui sont exclus de l’organisation corporative. Certains prieurs sont accusés de favoritisme, de clientélisme ou de mauvaise gestion et de monopole. Le recrutement est lui-même source de divisions, car l’accès à la confrérie est limité, renforçant la pression sur les marges du groupe.
Un autre élément de conflit réside dans la répartition des tâches : certains portefaix sont assignés à des fonctions particulières dans les infirmeries ou dans le traitement de marchandises précieuses, ce qui génère des inégalités de conditions et de statuts, surtout avec la hiérarchisation interne qui s’opère entre « simples » portefaix et ceux qui sont appelés « maîtres », alors qu’il n’est à priori pas nécessaire de disposer de compétences particulières pour exercer le métier : il s’agit en fait des hommes de confiance des négociants, qui constituent et dirigent des équipes de portefaix. Ces conflits internes reflètent donc des enjeux profonds liés à la survie économique, à la solidarité collective mais aussi à la concurrence entre pairs. Par exemple, en 1788, Jeanne Reynaud au côté de son mari André Antoine, porte plainte contre une autre porteuse Marguerite Niel âgée de 70 ans qui l’insulte tous les jours. Le même jour, Marguerite Niel dépose aussi une plainte en affirmant qu’elle a eu des démêlés avec un certain André qui a refusé de l’aider à transporter un paquet. On observe donc des rapports hiérarchiques entre porteuses sur les conditions de travail, car la plus jeune des porteuses aurait demandé de vérifier la rémunération de la porteuse plus âgée. Ce sont les autorités communales ( ça peut remonter jusqu’au Parlement d’Aix-en Provence), les autorités portuaires et commerciales qui régissent les conflits (les échevins et les maires), qui prennent des résolutions ; ils sont aussi des lieutenants généraux de police, et on a une série de documents et de plaintes qui sont traités par le lieutenant général.
Les tensions avec les autres groupes du monde du travail
Outre les tensions internes, les portefaix sont confrontés à des conflits récurrents avec d’autres acteurs du port. Les rivalités avec les marchands, les douaniers, les gardes-port ou les capitaines de navires sont fréquentes. Les portefaix sont régulièrement accusés de vols ou de fraudes, ce qui nourrit une méfiance persistante à leur égard. Les registres judiciaires montrent que ces accusations sont parfois fondées, mais souvent exagérées voire utilisées comme outil de répression sociale. Les portefaix ont des mauvaises pratiques, traduites de mauvaises manières comme l’usage d’outils qui abiment la marchandise, tels que des crochets de fer pour saisir les sacs, ce qui endommage les contenants (on a un document qui émane de 1686 qui fait part d’une plainte de marchand contre cette pratique). La libéralisation progressive du travail à partir de la fin du XVIIIe siècle accentue ces tensions. Le déclin des corporations, les réformes administratives et la mise en concurrence de la main-d’œuvre mettent en péril le monopole des portefaix. Les autorités favorisent parfois le recours à des travailleurs non affiliés ou à des ouvriers temporaires, pour briser les grèves ou contourner les revendications. Cela affaiblit la cohésion du groupe et provoque une intensification des conflits, dans un contexte de transformation des rapports de force. Par exemple, en 1785, un portefaix nommé Jean José Sauze, qui transporte une pierre de taille, passe à côté d’un chartier qui transporte un charriot rempli de balles de cotons. Ce Chartier lui jette alors une balle de coton pour le déstabiliser afin de plaisanter, mais il provoque un imbroglio, car le portefaix lâche la pierre, déstabilisé, et accuse le Chartier, qui aurait pu provoquer un plus gros accident, car la pierre lui est tombé sur le pied et a engendré d’autres complications.
Un métier bouleversé par les mutations urbaines et économiques
Le XVIIIe siècle est aussi une période de grands bouleversements à Marseille. La croissance démographique, le développement du commerce méditerranéen et la modernisation des infrastructures (élargissement des quais, construction de nouveaux forts, destruction des remparts) modifient profondément le paysage urbain et les pratiques professionnelles.
Ces mutations ont un impact direct sur le travail des portefaix. Les espaces de déchargement se déplacent à partir du milieu du XIXe siècle, les distances s’allongent, les rythmes de travail s’intensifient. Les nouvelles règles imposées par les autorités urbaines viennent parfois contredire les pratiques traditionnelles de la confrérie, générant des incompréhensions et des résistances.
Dans ce contexte, les conflits de travail prennent aussi une dimension politique : certaines mobilisations collectives, comme les pétitions, les arrêts de travail ou les affrontements sur les quais, traduisent une forme de conscience professionnelle émergente. Les portefaix ne sont plus de simples exécutants.
Un règlement de 1723 fixe les rémunérations des porteurs en fonction du trajet, mais il est révisé dès 1725, suscitant de nouveaux conflits. Certains portefaix adoptent alors des stratégies pour allonger volontairement le temps de travail ou arrêtent le travail au milieu d’une tâche, afin d’obtenir un meilleur salaire, comme en 1727. En 1728, par exemple, lors d’épisodes pluvieux, ils exigent une rémunération plus élevée, invoquant les conditions difficiles.
Conclusion
L’étude des conflits de travail chez les portefaix marseillais, entre le XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, permet de comprendre bien plus qu’une simple organisation professionnelle. Elle révèle l’existence d’un monde ouvrier structuré, traversé par des tensions internes et des luttes externes, dans un contexte de mutations profondes. La corporation des portefaix, à la fois espace de solidarité et de hiérarchie, a été ébranlée par la libéralisation du travail et les transformations urbaines. À travers leurs conflits, leurs rivalités avec d’autres groupes et leurs résistances aux changements imposés par les autorités ou les marchands, les portefaix témoignent d’une capacité à s’adapter, à négocier, parfois à contester. Ils ne sont pas seulement des figures de labeurs manuels : ils participent activement aux dynamiques sociales et économiques du port. Leurs conflits, souvent documentés dans les archives judiciaires et policières, sont autant de traces d’une mémoire ouvrière, longtemps ignorée par l’historiographie.
Cependant, les tensions avec les journaliers persistent. En 1844, Flora Tristan, femme de lettres française en voyage à Marseille, remarque la présence de 20 000 Génois et 10000 Grecs sur le port de Marseille, comme ce fut le cas au XVIIIe siècle, notamment chez les journaliers (roberions), qui sont en grande partie étrangers à Marseille (originaires de France et des Ḗtats italiens). Cela révèle une diversité croissante de la main-d’œuvre et une source supplémentaire de conflit. Par ailleurs, les transformations des aménagements portuaires engendrent de nouvelles rivalités. À la fin du XIXe siècle, deux mondes s'opposent : celui du négoce et celui de l'industrie. La société des portefaix, bien qu'encore présente, voit ses effectifs diminuer progressivement.
Par Nawal Elyasmino et Paul Suvelier M1 Recherche en Histoire