« Le travail multicolore de l’ Amérique ibérique » de Jean-Paul Zuñiga
Compte rendu de séance du 5 mars 2024
Thématique présentée par le spécialiste Jean-Paul Zuñiga dans le cadre du séminaire : "Travail et société (2023-2024)" organisé par les professeurs Corine Maitte et Matthieu Scherman.
Légende de la photographie utilisée :
Peinture de caste de la série signée et datée en 1763 par le peintre de Nouvelle-Espagne Miguel Cabrera (1695 – 1768), Siglo XVIII, Óleo sobre tela, 49 X 62.5 X 3 cm, Colección Particular Galería de Castas Mexicanas, Museo de Historia Mexicana, Mexique.
Traduction :
« d’une (personne) de couleur et d’une Indienne est né (un) Chamiso »
Le séminaire « Le travail multicolore en Amérique ibérique » propose une analyse des diverses évolutions du monde du travail survenues dans différentes sociétés américaines sur le territoire des futurs Mexique, Équateur et Colombie à la suite de leur colonisation par la monarchie espagnole au cours du XVIe siècle. Animé par Jean Paul Zuñiga, directeur d’études à l’E.H.E.S.S. et spécialiste de l’étude des communautés et des catégories identitaires dans l’Empire hispanique, ce séminaire offre un éclairage sur les transformations du travail une fois qu’une certaine partie du territoire américain se retrouve soumis à la domination espagnole. Les autres axes de recherche du chercheur tournent autour des thématiques de la circulation et des mobilités. En outre, un certain nombre de ses publications se concentre sur les questions liées aux logiques raciales dans la sphère culturelle hispanique.
Le Nouveau Monde : un monde nouveau ?
Au début du séminaire, M. Zuñiga présente ce qu'il désigne comme le « Nouveau Monde ». Cette expression ne se limite pas pour lui à la simple découverte géographique du continent américain par les Européens, mais désigne plutôt la rupture majeure résultant de l'interaction entre les mondes américains et européens. Cette rupture est la source de changements significatifs pour chacun des mondes impliqués, favorisant l'émergence de nouvelles réalités. Le terme « précolombien » désigne la période de l'histoire américaine antérieure à l’arrivée des Européens. Au sein des futurs territoires conquis par les Espagnoles, on observe la présence de nombreux regroupements familiaux, plus ou moins larges, dirigés par des chefs. Ces « chefferies » pratiquent une agriculture sur brûlis semi-nomade. Les zones urbaines se développent principalement autour de vastes centres de population situés dans le sud du Mexique, en Équateur et en Colombie actuelle, où les habitants se regroupent au sein d’un assez grand nombre de cités-États. La cité américaine, qui peut être comparée à la cité grecque à certains égards, constitue l'entité politique la plus importante, c’est un lieu de pouvoir, mais aussi de production agricole. Ces cités entretiennent des relations, en tension permanente, de domination militaire reposant sur l’imposition de tributs variés aux vaincus. Par exemple l’empire précolombien régnant sur une importante partie du futur Mexique, l’empire aztèque, ne désigne pas seulement les territoires soumis au paiement d’un tribut régulier à un souverain. Il englobe également ce que l'on pourrait décrire comme une « cascade de vassalités », soumise à l'alliance de trois cités, parmi laquelle Tenochtitlan, futur Mexico, occupe une position centrale.
Ces sociétés ne sont pas unifiées sur le plan culturel, elles possèdent des langues et des rites variés, même si certains sont relativement similaires. Elles ne sont pas égalitaires, au contraire : une hiérarchie sociale nette et la pratique de l'esclavage sont des éléments communs. Néanmoins, un principe de redistribution régit la pratique du tribut, offrant aux vassaux nécessiteux la possibilité de récupérer une partie, voire davantage, de ce qu'ils ont fourni. Les conquistadors espagnols remarquent rapidement l'ampleur urbaine de ces sociétés et cherchent dès lors à exploiter non seulement les richesses de ces contrées, mais également la force de travail de leurs habitants. Pour y parvenir, ils s'intègrent aux schémas sociaux précolombiens tout en les remodelant pour répondre à leurs propres besoins. Les Castillans sont élevés au sommet de la pyramide sociale aux côtés de la noblesse indigène qui conserve certains de ses privilèges, mais le reste de la population, quelle que soit leur ancienne fonction ou ethnie, est rangée dans la catégorie générale « d’indien ». Cette masse indistincte se retrouve imposable, sujette à la couronne.
Le travail en Amérique espagnole
M. Zuñiga estime que l'étude du travail constitue un terrain propice pour observer les transformations inhérentes à la colonisation espagnole des sociétés précolombiennes. En tant que lieu d'interaction entre différents groupes sociaux, le travail offre un aperçu des dynamiques sociales qui évoluent ou se maintiennent après la colonisation. L’organisation du travail est marquée par plusieurs changements significatifs : l'introduction d'animaux, comme le cheval ou les bovidés inconnus jusque là, et de nouveaux modes de productions agricoles centrés autour de grandes exploitations nommées haciendas. Le domaine des services, défini principalement par la fourniture d'une prestation technique ou intellectuelle, connaît également des transformations. Les services de transport par exemple prennent une importance de premier plan avec l’introduction des animaux de traits européens et de la roue, la circulation constante de biens et de personnes au sein de l’empire étant vitale à son fonctionnement. De plus, des manufactures nommées obrajes se développent autour de secteur comme l’exploitation sucrière ou textile. Les Espagnols adaptent des éléments que l’on peut rapprocher du féodalisme en Amérique avec le développement des encomiendas. Une encomienda étant une institution de la colonisation espagnole où un particulier reçoit du pouvoir royal le droit d'exploiter le travail des populations indigènes en échange de leur promesse de les évangéliser et de les protéger. Pour autant, les conquérants conservent des systèmes de corvées saisonnières, nommées mita, préexistant à la colonisation. Ainsi, par un mélange de pratiques nouvelles ou anciennes, les colons s’assurent un contrôle sur les travailleurs par le biais de la coercition.
Les Espagnols perpétuent l'institution de l'esclavage en se fondant parfois sur les croyances préexistantes des populations amérindiennes quant au statut servile ou libre de certains groupes. De plus, le principe juridique de la « juste guerre », issu du droit romain, permet la mise en esclavage de tout rebelle à l’autorité royale. Les Indiens devenus sujets de la monarchie espagnole sont d’abord utilisés comme main-d’œuvre servile pour être remplacés progressivement par des populations africaines. Le métissage de ces divers groupes ethniques donne naissance à une pluralité de nouveaux acteurs hiérarchisés en fonction de leur couleur de peau. Le lieu de travail devient dès lors un lieu où peuvent se rencontrer esclaves, travailleurs contraints et travailleurs libres. La détermination de l'appartenance à une casta ne repose pas sur le travail effectué, mais plutôt sur le degré de métissage d'un individu. Il convient de rappeler que les considérations liées à l’âge d’un individu dans ces sociétés diffèrent des nôtres. En ce sens, bien que l’enfance existe en tant que période de la vie d’une personne, il est courant que des travailleurs juvéniles participent à des activités économiques. Les sources iconographiques sont des témoignages précieux illustrant l’activité des acteurs économiques dans leur intégralité. Les acteurs oubliés, à savoir les femmes et les enfants, bénéficient grâce à ces sources d’un large éventail de représentations. Le genre artistique des peintures de castas, apparu au XVIIIe siècle, donne un aperçu du système de hiérarchie raciale tout en mettant fréquemment en scène des travailleurs de toutes conditions. De plus, des documents qui n'abordent pas explicitement la condition des femmes, comme le manuscrit La primera nueva crónica y el buen gobierno rédigé vers 1615 par l'indigène Felipe Guaman Poma de Ayala, présentent de nombreux dessins illustrant des scènes de vie où les femmes jouent un rôle important dans les activités de production.
Rédigé par Ethan Naal, étudiant en M1 recherche Histoire université Gustave Eiffel, n°28129 .