Les rémunérations en nature à l’époque moderne etcontemporaine
Existe-t-il aujourd’hui des rémunérations en nature ?
Oui, et la rémunération en nature individualise les employés qui ont la même base de rémunération monétaire mais qui se distinguent avec une part en nature. Celle-ci peut être déduite du salaire, comme les tickets restaurants, ou se matérialiser sous la forme d’un avantage symbolique, comme l'attribution d'un meilleur bureau. Par cette interrogation des pratiques actuelles, nous souhaitons mieux faire ressortir qu’il s’agit d’un phénomène de longue durée que l’on retrouve même avant l’époque moderne.
Historiographie : les travaux historiques sur la rémunération en nature
Les anciennes études économétriques (la statistique des données économiques) n’étudient pas ce type de revenu car considéré comme un archaïsme des périodes anciennes. On sait aujourd’hui que dans des sociétés anciennes le troc était plus important que la rémunération monétaire. Plusieurs travaux considèrent la rémunération en nature comme ordinaire pour certains employés : les apprentis et les domestiques sont logés, nourris et blanchis. D’autres travaux étudient la rémunération en nature par le troc comme une façon pour les employeurs de jouer sur la valeur des objets par une dévaluation de sa valeur sur le marché par rapport à celle accordée par l’employeur. Cette étude vient nuancer ces postulats.
Le sujet de la rémunération en nature sera traité lors de ce séminaire par trois études de cas : la Galerie des Offices, les verriers et le textile à Prato.
1. Le paiement en nature des employés des Médicis travaillant dans la Galerie des offices
La rémunération des esclaves est en nature car ils sont nourris, logés et si besoin habillés. Ils reçoivent par ailleurs aussi de l’argent. Les autres travailleurs - des manœuvres jusqu’à l’architecte de cour - ont une rémunération en nature diverse :
La fonction symbolique et distinctive de la rémunération en nature
Divers exemples de rémunérations en nature nous permettent d’analyser sa fonction symbolique. Le premier exemple est le paiement du logement qui est le plus commun parmi les types de rémunérations en nature. La majorité des chefs d’atelier employés sont logés aux frais du grand duc. Il ne s’agit donc pas des plus modestes. Deuxièmement, la présence sur la liste (Registres journaliers des rémunérations des travailleurs, ASF Guardaroba medicea : listre dei lavoratori) des noms d’ouvriers recevant des dons ponctuels lors de la distribution honorifique du gibier de la chasse du Grand Duc. Il s’agit d’un privilège car elle n’inclut pas tous les ouvriers (2) mais tous les chefs de boutique (20). Troisièmement, au XVIe siècle, l’installation d’un Tinello (une cantine) pour les travailleurs des Médicis concerne les agents de l’office (cochers, pages, et même médecin) mais pas les ouvriers de la Galerie. À ces derniers on donne de l’argent afin qu’ils s’achètent à manger, marqueur d’une moindre considération sociale. L’architecte de cour Bernardo Buontalenti perçoit également une rémunération en nature (aliments et bois) mais à plus grande valeur symbolique et monétaire. La rémunération en nature distingue donc les travailleurs entre eux par son caractère honorifique et privilégié qui transparait une hiérarchie symbolique.
Récupérer une part de la production
Parfois qualifié de vol, il est d’autres fois autorisé de récupérer une partie de la matière première. En 1618, Jona Falchi, un joaillier suèdois, lors de la négociation des termes de son embauche avec le grand duc, veut être logé et percevoir 2% d’or par once et le ramassage des débris d’or, sûrement afin de le travailler et le vendre en son nom. Cette dualité du travail des artisans est analysée par J. Y Grenier en 1996 par l’affirmation de la nature composite du salaire préindustriel. L’artisan peut travailler sur diverses tâches, pour diverses employés et sous divers statuts, en tant que maître de sa boutique et artisans engagé par un employeur. Ainsi, le droit de profiter d’un droit de déchet révèle une négociation constante des travailleurs auprès de leur employeur.
La part en nature par rapport à la part monétaire
Souvent un équivalent monétaire est donné à côté de la rémunération en nature par ceux qui tiennent les comptes de la galerie. Dans le cas de Cristofano Gaffuri, un ouvrier arrivé de Milan depuis 1575, le loyer payé correspond à 10% de ses gains monétaires. Tandis que dans le cas de Bernardo Buontalenti, architecte du Roi, la part entre rémunération en nature et monétaire est à 50-50. Ainsi, les catégories intermédiaires (manœuvres) sont les plus soumises à un salaire monétaire, les esclaves et les plus hauts hiérarchiquement ont une partie de leur rémunération plus dominante en nature que monétaire.
2. La part en nature des rémunérations des ouvriers migrants Les artisans verriers d’Italie
La mode en Europe est au verre vénitien. Les ouvriers spécialisés de Venise et Altare migrent en Italie annuellement mais aussi dans tout le continent pour répondre à cette demande de main-d'œuvre spécifique.
Notons qu’il est compliqué d'attribuer une valeur monétaire au verre car la matière première ne vaut rien et c’est sa valeur symbolique qui la détermine.
Qu’en est-il de la part en nature des rémunérations des ouvriers migrants ?
Pour répondre à cela, nous avons deux sources.
D’abord des contrats notariés signés à Altare, au nord-ouest de l’Italie en Ligurie. Ces contrats étaient fait devant un notaire et étaient à destination d’artisans souhaitant aller
travailler ailleurs. On y remarque qu’une partie de la rémunération est en monnaie et une autre partie en maintenance, c'est-à-dire qu’ils sont nourris logés, chauffés et habillés. Le salaire monétaire représente alors un surplus pour ces travailleurs car leurs conditions de vie sont assurées. Cela nous entraîne à considérer différemment la partie monétaire de leur salaire.
La seconde source nous amène à Liège : ce sont les contrats notariés de la famille Bonhomme qui possède des verreries à Bruxelles, Maastricht ou encore Verdun. On observe ici aussi qu’une partie de la rémunération est en monnaie et une autre partie en nature. Elle garantit pour le travailleur une subsistance, plutôt de qualité d’ailleurs. Il est par exemple mention d’une domestique affectée au service du travailleur. C’est un élément de considération sociale à souligner. La rémunération monétaire reste cependant bien plus conséquente que la partie en nature.
Ces rémunérations en nature existent aussi pour d’autres métiers tels que les tondeurs.
3. Paiement en nature et troc chez les travailleurs du textile de Prato
Notre dernier cas nous emmène à Prato, ville achetée par Florence au XIVe siècle, mais qui a conservé sa corporation de la laine dont dépend l’ensemble des travailleurs lainiers.
En 1542, les statuts de la corporation, alors réaffirmés, prévoient une rémunération quasi-uniquement en nature (draps) pour ces employés. Cette rémunération, bien qu’elle perdure jusqu’en 1767 - comme nous le confirme un document indiquant qu' « ils payent en drap » - ne cesse de perpétuer une économie de troc.
Surévaluation du paiement en nature et réponse face au problème
Cependant, les employeurs surévaluent les marchandises servant de paiement, le salaire est alors dévalué. Afin de pallier ce problème, les employés vont voler une partie des matières premières qu’ils utilisent au quotidien, suscitant alors, une plainte des marchands.
Bien qu’issus du vol, ces matières premières et les produits en résultant vont alimenter, dans Prato, un marché secondaire de revente reconnu par les statuts de la corporation.
Pour conclure
Les rémunérations en nature des travailleurs à l’époque moderne sont diverses. Elles peuvent représenter une part considérable du salaire et avoir une fonction symbolique et distinctive. Elles varient beaucoup d’un métier à un autre et nous amènent à reconsidérer la part monétaire des salaires et la place du troc dans l’économie, d’autant que la rémunération en nature reste importante jusqu’à l’époque contemporaine.
Alban SUMPF, « Les Vendanges » © RMN-Grand Palais (MuCEM) / Franck Raux
(Alban SUMPF, « Les Vendanges », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 01/04/2024. URL: histoire-image.org/etudes/vendanges)
Des vendangeurs qui profitent du raisin et du vin de la production lors de leur travail.
Texte rédigé par Victoire Poisson, première année en master d'histoire recherche, Asma Halbot, première année en master d'histoire recherche, et Vincent Kuntz, deuxième année en master d'histoire recherche, dans le cadre du séminaire Travail et Société dirigé par Corine Maitte et Matthieu Scherman.