Travailler jusqu'à la mort
I/ Définition
Travailler jusqu’à la mort peut signifier de nombreuses choses. Il y a d'abord les accidents sur le lieu de travail, qui causent directement la mort. Il y a aussi des morts plus « indirectes » : cela concerne par exemple des individus qui travaillent jusqu’à ne plus pouvoir exercer, sans pour autant avoir les ressources pour arrêter. On peut notamment citer Germinal, où Zola mentionne par exemple la mort de mineurs à cause de leurs conditions de travail. D’autres conditions, telles que la vieillesse ou les limites du corps, empêchent également l’autonomie au travail. Le travail jusqu’à la mort n’était, dans les représentations, pas nécessairement lié à la vieillesse. Le travail jusqu’à la mort est donc un enjeu que l’on retrouve tout au long de l’Histoire. Il serait faux de penser que c’est uniquement pendant le XXe siècle que naissent les débats sur les pensions, les congés et diverses aides pour les séniors.
II/ Présentation des articles.
Pour étudier la mort au travail, deux articles ont été mobilisés. Le premier, « « À perpétuité ». Le choix de la dépendance pour finir sa vie professionnelle et terrestre (Provence, XVe-début du XVIe siècle) », est un article de Philippe Bernardi, un historien médiéviste spécialiste de l’histoire du bâtiment et du travail. Il l’étudie d’un point de vue social et économique, et se concentre sur les diverses relations entre les patrons et le quotidien des travailleurs. La question du travail jusqu’à la mort s’insère donc pleinement dans son champ d'étude. Il a soutenu sa thèse en 1990 « Métiers du bâtiment et techniques de construction à Aix-en-Provence à la fin de l'époque gothique : (1400-1550) » sous la direction de Gabrielle Demians d’Archimbaud.
Le deuxième article, « Châteauroux 1900-1904. Les cigarières et le droit d’ancienneté », est écrit par Jean-Luc Labbé. Il est doctorant et étudie le mouvement ouvrier des départements ruraux. Il travaille principalement avec les archives départementales de l’Indre et du Cher et plus particulièrement celles concernant la CGT de Châteauroux et d’Issoudun. Il utilise aussi quelques archives nationales telles que des journaux, des discours des réglementations d’ateliers. Il travaille depuis 2020 sur sa thèse dirigée, à l’université de Limoges, par Clotilde Druelle-Korn et intitulée : « Les origines du mouvement ouvrier, syndical et politique, dans un département rural : L'Indre de 1880 à 1914 ».
III/ Les donati : représentation et devoir
L’article de Ph. Bernardi étudie la Donatio Personalis issue de fonds notariés des Bouches-du-Rhône. Il s’agit, pendant la période médiévale, d’un accord selon lequel une personne se met au service d’une autre en échange d’une garantie jusqu’à la fin de sa vie. C’est un contrat fréquent qui peut varier dans sa nature et ses garanties. Chez les donati, qui ne sont pas toujours des personnes âgées, on retrouve souvent des caractéristiques similaires. D’ailleurs, Ph. Bernardi précise que dans les actes de donatio personalis en Provence occidentale, entre 1400 et 1465, la vieillesse n’est évoquée que dans 3 cas sur les 37 recensés. De plus, les donati sont rarement originaires de la région, ils ont aussi souvent du mal à trouver un emploi et sont donc généralement pauvres.
L’unique point commun à tous ces contrats est qu’il est systématiquement à vie. De manière générale, c’est à la mort des donati que le contrat prend fin. Néanmoins, il arrive que le maître meurt avant, et selon les termes du contrat, ce dernier peut prendre fin à ce moment-là. Enfin, il arrive que les donati soient présents sur le testament du maître, leur permettant de subvenir à ses besoins malgré le décès de son patron.
Parmi ces contrats, les donati doivent parfois rendre des services. Dans le domaine rural, ils aident selon leurs forces et leurs capacités, alors que dans les villes, on les trouve comme aide tisserand ou plâtrier par exemple. Les tâches des donati peuvent varier et, parfois, ils voient leur contrat étendu notamment pour l’éducation des enfants du patron. On constate aussi dans des contrats que les gains des donati reviennent au maître. Ainsi, bien que les tâches peuvent être adaptées aux capacités et à la santé des donati, les patrons font délibérément le choix de vieillards encore capables de produire des biens convenables aux yeux du maître.
IV/ Les manifestations des cigarières de 1912
L'article de Jean-Luc Labbé cherche à étudier les différentes grèves en lien avec l’âge des travailleurs qui ont eu lieu dans les manufactures de tabac entre 1900 et 1912.
Au début du XXe siècle, les ouvriers et ouvrières sont le plus souvent payés à la tâche. Par exemple, dans les manufactures de tabac, la rémunération de chaque ouvrier est calculée en fonction du nombre de cigares produits. Par ce système, certaines ouvrières sont donc payées beaucoup moins que d’autres étant donné que les ouvrières plus âgées ont tendance à produire moins (à cause de la réduction de leurs capacités), leur productivité s’abaissant avec l’âge. Les administrateurs des manufactures parlent d’une légère différence entre les salaires, alors que les syndicats parlent d’une baisse nettement plus sévère, ce que l’historien confirme. On peut voir aussi une nette différence entre le salaire des hommes et celui des femmes. Par ailleurs, les hommes ont tendance à voir leur salaire augmenter avec le temps. Bien qu’il y ait peu d’hommes dans le domaine de la production du tabac, on constate aussi que leur salaire est plus élevé que celui des femmes à la retraite. Ce salaire plus élevé peut être dû à la possibilité pour eux d’avoir des postes plus hauts gradés, et mieux rémunérés que les femmes.
En 1902, la grève d’octobre réduit ces distinctions, mais sans changements profonds. A l’issue de cette grève, est promulgué un « droit d’ancienneté ». Il consiste à respecter les années travaillées au sein d’un groupe en accordant des droits supplémentaires en fonction du temps passé dans l’entreprise. Ainsi, lorsque la mesure est respectée, l’expérience doit servir à la valorisation du travailleur ; l’expérience permettant d’atteindre des postes plus importants.
En 1907, se tient un congrès de la CGT. Au cours de celui-ci, un compromis est trouvé entre salariés et patrons concernant les réductions de salaires qui peuvent être effectuées contre les malfaçons. En effet, avant cette décision, le salaire peut dépendre du nombre de biens produits mais aussi de leurs qualités. Ainsi, lorsqu’il y a des erreurs, les ouvriers peuvent voir leur salaire revu à la baisse, en compensation pour le patron.
Cependant, en 1912 une autre grève intervient. Elle trouve son origine le 4 octobre, lorsqu’une ouvrière subit une très sévère sanction de la part de son patron (il réduit fortement son salaire). Cette situation est inacceptable pour ses collègues. Elles choisissent alors de se soulever le jour même et utilisent cette gronde pour revendiquer plus de droits pour reconnaître les difficultés du travail liées à l’âge. Contrairement à 1907, en 1912 l’Etat répond mieux aux attentes des ouvrières. D’abord, le gouvernement met à l’honneur l’ancienneté. De manière générale (même si cela est peu effectif), les individus de plus de 50 ans sont censés moins travailler. Il y a une nouvelle considération pour la pénibilité du travail et les aides sociales favorisent un peu plus les personnes âgées (au dépens des jeunes). Dans la même idée, la politique de dégrossissement change. Cette pratique qui consiste à transférer les travailleurs selon les besoins concernent désormais principalement les jeunes. Aussi, plutôt qu’un salaire à la tâche, on parle maintenant d’un salaire au temps de travail. Enfin, l’ancienneté offre de nouveaux droits, par exemple les femmes deviennent potentiellement prioritaires pour certains postes en fonction de leur expérience et leur donne accès à des postes plus reposant (comme les ateliers de cigares),
A travers ces différentes mesures développées grâce aux soulèvements populaires et à la CGT, vieillir au travail semble devenir moins pénible ou, au moins, la situation est plus reconnue et les attentes sont mieux adaptées aux capacités des personnes âgées.
Conclusion :
On peut clairement voir un lien entre les deux articles : dans les deux cas, la fin de carrière (et par conséquent, la fin de vie) est liée à la volonté de se garantir la stabilité pour ses vieux jours. Aujourd’hui encore on retrouve ces débats avec les problématiques autour de la retraite. La retraite date de 1909 et lorsqu’elle a été établie, la CGT a réagi en la critiquant car seule une petite partie de la population y avait accès, étant donné que seule une partie de la population ne serait pas encore morte à cet âge. L'espérance de vie était alors presque égale à l’âge de la retraite. Aujourd’hui, l’âge de la retraite est environ égal à l'espérance de vie en bonne santé ; les débats du XXIe siècle sont donc différents de ceux du début du XXe siècle.
Rédigé par Colin Gosset, Hugo Manoy et Valentin Massonnat.